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l’un des deux soldats. Celui-ci, comme s’il n’eût attendu autre chose, prit son fusil, qui était appuyé contre le mur, et partit. En m’orientant, je crus remarquer qu’il ne tournait ni vers Fribourg ni vers Berne, mais du côté de Neuchâtel, c’est-à-dire d’Anet, où j’avais laissé le colonel Effinguer.

J’arrivai de bonne heure à Morat. Une petite pluie m’empêcha d’aller voir la ville, très agréablement située sur le joli lac de même nom. Les voyageurs n’y étaient plus attirés par le fameux ossuaire où les débris de l’armée bourguignonne avaient servi pendant trois siècles de leçon aux ennemis de l’indépendance d’un peuple libre, et que notre armée détruisit dans sa campagne de Suisse, prenant peut-être ce grand reliquaire pour quelque monument de l’aristocratie bernoise. Charles le Téméraire ne s’était pas attendu à avoir des républicains pour vengeurs. De la salle où je dînai, on découvrait un charmant paysage. Le lac est petit, on ne lui donne pas plus de deux milles de largeur ; mais les bords en sont fertiles, et la chaîne de collines qui le sépare du lac de Neuchâtel forme une perspective ravissante. Au moment même du dîner, l’aubergiste vint me demander si je ne trouverais pas mauvais qu’un étranger prît place à table avec moi. J’acceptai en me disant bien que c’était un espion qui allait faire son service. Il entra : c’était un petit homme d’une figure chétive, mais assez bonne, vêtu de gris proprement et simplement. Il répondit par une révérence au compliment d’usage que je lui fis. Je lui demandai de quel plat j’aurais d’abord l’honneur de lui offrir ; il me le montra en souriant, et me fit vers sa bouche un autre signe qui voulait dire qu’il ne pouvait point me répondre, parce qu’il ne parlait pas français. « Je suis fâché, lui dis-je, monsieur, que cela me prive du plaisir de votre conversation ; mais permettez-moi de vous témoigner ma surprise : en ce pays-ci, tout le monde, à ce qu’il me semble, parle français, et comme vous l’entendez sans doute, il vous serait extrêmement facile de prendre aussi l’habitude de le parler. » Le petit homme me regardait d’un air doux et serein, mais comme s’il n’eût rien compris à mes paroles. En effet, il m’avertit par un nouveau signe, et avec un nouveau sourire, qu’il n’entendait pas le français. Cette fois je me mis à rire aussi ; cela renvoyait loin mon soupçon d’espionnage, et nous achevâmes gaiement notre repas, en ne nous parlant que par signes, comme deux élèves de l’abbé Sicard.

Le dîner fini, la pluie avait cessé, le soleil argentait les eaux du lac ; nous ouvrîmes les croisées pour jouir de cette agréable vue. Un moment après, mon petit homme me fit signe de regarder sur’ sa droite, et je vis une barque qui cinglait à toute rame vers la rive opposée. Elle était seule sur le lac et chargée seulement de deux ou trois personnes que l’éloignement ne me permettait pas de distinguer ;