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je ne pouvais deviner où. Que me dirait ce colonel ? Serait-il aussi impertinent et aussi hautain qu’Effinguer ? Qu’allait-il faire de moi ? Je refaisais pour Aarberg l’interrogatoire et les réponses que j’avais faits pour Anet. Ils ne me servirent pas davantage. Mon jeune officier me laissa me promener pendant près d’une demi-heure. Le colonel logeait à l’autre extrémité du village ; tout dormait profondément chez lui, comme partout. Il avait fallu du temps avant qu’il pût s’occuper d’affaires, quoiqu’il fût prévenu de la mienne, sur laquelle sa décision suprême fut qu’il ne me verrait point, et que je devais me rendre tout de suite à Berne, pour paraître devant son excellence le général en chef de l’armée helvétique et devant l’état-major. L’officier, après m’avoir rapporté cette sentence, me présenta un nouveau surveillant qui était venu avec lui. C’était aussi un grand et assez beau jeune homme ; mais les sourcils arqués, le regard fixe et l’air raide de cet officier ne me le firent pas juger favorablement. — Eh quoi ! monsieur, dis-je à celui qui se disposait à me quitter, ne serait-il pas temps, à plus de deux heures et demie du matin, de me laisser un peu respirer ? Un étranger vieux et infirme comme je le suis, qui n’est coupable d’aucun tort envers la Suisse, n’y trouvera-t-il ni égards ni pitié ? Quels que puissent être les desseins qu’on a sur lui, un délai d’une ou deux heures pourrait-il y rien changer ? Le jour approche ; une heure de sommeil suffirait peut-être pour me faire supporter le reste de cette dure épreuve. Voyez, monsieur le capitaine, s’il n’y aurait aucun moyen de l’obtenir. — Il baissa les yeux avec quelque embarras, parce qu’il était réellement bon ; mais il me répondit très délibérément : Non, monsieur, ce sont les ordres positifs du colonel commandant, d’après ceux mêmes qu’il a reçus du général en chef. — Ce sont les ordres, répéta sèchement son camarade, qui n’avait encore rien dit, et ces paroles dites, il ne reparla plus.

Ma patience commençait à se lasser. — Avouez, messieurs, leur dis-je d’un ton où il devait y avoir un peu d’amertume, avouez qu’on vous fait faire ici une belle expédition ! — Ils se regardèrent tous deux en silence. — Vous conviendrez du moins, ajoutai-je, que puisque le général en chef a donné relativement à moi des ordres au commandant d’Aarberg, il les avait aussi donnés à celui de Neuchâtel, que celui-ci savait bien que c’était à Berne que je devais être conduit, et qu’il aurait pu tout d’abord m’ordonner de partir pour Berne, et non pour Anet. J’aurais fait mes dispositions en conséquence, et cela eût été sous plusieurs rapports tout à fait différent pour moi.

— A propos, monsieur, me dit avec douceur mon bon Neuchâtelois sans répondre à ce que venait de me dicter une humeur fort inutile,