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Dans la matinée du 20, le temps était changé ; il avait tonné toute la nuit, le vent était froid, le ciel couvert de gros nuages humides qui s’épaississaient de plus en plus. En sortant après mon déjeuner, comme j’avais résolu de le faire tous les jours, je ne me dirigeai point vers le lac, mais du côté de la ville, que je n’avais pas encore eu la curiosité de parcourir. Je remontai au château qui domine la ville et le lac ; les rampes fort douces qui y conduisent sont si bien ménagées que le gouverneur y montait et en descendait tous les jours en voiture. La plus haute esplanade, plantée de vieux et très gros arbres, formait une promenade ou plutôt un belvédère. La vue en était très belle et d’une grande étendue : mais l’horizon était trop sombre pour que je pusse en jouir. Redescendu dans la ville, il me fallut peu de temps pour la parcourir d’un bout à l’autre. Bâtie entre le lac et un gros rocher qui paraît être l’extrémité d’une des branches du Jura, elle est de forme oblongue, et les rues transversales sont très courtes ; les autres sont assez belles, surtout les plus voisines du lac. On y voit quelques édifices de fort bonne apparence. Les façades de deux églises annoncent de la grandeur et de la majesté ; l’une est dans le style gothique, l’autre d’architecture moderne. En passant dans une rue bordée d’arcades, j’aperçus une boutique de libraire ; j’y entrai, et me mis à regarder les livres. Il y en avait à vendre et d’autres à louer au mois ou au volume. Parmi ces derniers, je trouvai cinq volumes de mon Histoire littéraire d’Italie, qui, soit dit sans vanité, paraissaient très fatigués du service. Le troisième manquait, Je demandai à la marchande si cet exemplaire était incomplet. « Non, monsieur me dit-elle ; mais il est bien rare que les six volumes soient ici tous ensemble, il y en a toujours quelqu’un en lecture : c’est celui de tous nos livres qu’on nous demande le plus souvent. » On me pardonnera de n’avoir pas été tout à fait insensible à un compliment aussi peu suspect. En retournant vers la Balance, l’idée me vint de louer cet exemplaire si je restais encore plusieurs jours à Neuchâtel, d’y faire à chaque volume certaines corrections que j’avais présentes à l’esprit, et d’écrire en tête du premier : « L’auteur de cet ouvrage a corrigé de sa main cet exemplaire lorsqu’il était retenu militairement à Neuchâchel le trentième du mois de juin 1815. »

Le temps restait sombre et menaçant, la masse énorme des nuages continuait.de s’abaisser et de s’épaissir. Je dînai à quatre heures et presque dans l’obscurité. Vers six heures, comme je venais de finir ma sieste, ma porte s’ouvrit, et l’on m’annonça deux officiers suisses. Ils entrèrent. L’un ne paraissait pas avoir plus de vingt ans, l’autre trente ou trente-deux. Ce dernier était un gros garçon à figure épanouie et colorée, un de ces visages sur lesquels jamais un sentiment ni une idée n’ont laissé de trace. Ce fut lui qui porta la parole. —