Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/539

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me l’avait promis. À l’égard de la décision de Berne, il convenait qu’elle aurait pu être plus prompte, mais il m’exhortait à prendre patience et présumait que désormais je n’attendrais pas longtemps. Là-dessus, je levai la séance. M. de Pierre me dit et me fit de nouvelles politesses, que sa figure, qui n’avait rien de fin ni de faux, me permit de croire sincères.

Je tuai le temps pendant le reste de cette troisième journée à peu près comme j’avais fait pendant les deux autres. Les promenades sur le bord du lac étaient toujours une de mes plus agréables distractions malgré le tort que leur faisait dans mon esprit le souvenir des charmans paysages qui bordent le lac de-Zurich. À Zurich d’ailleurs, je ne jouissais pas seul de ces beautés, qui ne sont dans aucun autre endroit de la Suisse plus variées ni plus riantes ; je partageais cette jouissance avec deux aimables et bons amis, qui les sentaient comme moi et m’aidaient pour ainsi dire à m’en pénétrer davantage. À Neuchâtel, j’étais seul devant cette vaste et monotone étendue d’un lac dont les bords plats et nus, au moins des deux côtés de l’est et du midi que j’avais sous les yeux, ne reposent presque nulle part agréablement l’imagination et la vue : elles ne trouvent, pour se reposer, que la chaîne lointaine des glaciers. À la surface du lac, point de mouvement, point de vie : ni bateaux de commerce, ni batelets pour des parties de plaisir ; les promenades assez belles dont il est bordé du côté de la ville restent solitaires et désertes à toutes les heures du jour. Autour de moi, pas une âme à qui la mienne pût s’ouvrir, pas un être avec qui je pusse échanger une idée ou un sentiment !…

Cette soirée du lundi fut triste. Un orage gronda longtemps dans le lointain ; des groupes de nuages noirs s’étendirent sur la partie occidentale du lac et en rembrunirent les eaux ; la nuit fut avancée d’une heure ; une pluie chaude et abondante me força de regagner mon auberge. Je venais d’y rentrer quand un domestique m’apporta enfin sous enveloppe cachetée mon mémoire ; je levai le cachet : ni billet ni note n’y étaient joints. Je demandai de la part de qui : « C’est de l’hôtel du commandant, » voilà l’unique réponse que j’obtins, et je n’en pus savoir davantage. Quand je fus seul avec ces misérables feuilles qui m’avaient déjà tant compromis et pouvaient me compromettre encore, j’eus enfin l’idée tardive de les détruire ; je le fis et me le reprochai presque aussitôt. Si l’on voulait faire usage contre moi de. la copie ou peut-être des copies qu’on en avait tirées, ces copies n’étant point vérifiées ni reconnues par moi, n’ayant et ne pouvant avoir aucun caractère officiel, on pourrait y mettre tout ce qu’on voudrait, supprimer, ajouter sans scrupule ; l’original, écrit de ma main, aurait pu servir à ma défense, et je m’étais ôté ce seul recours.