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— Vous voyez, lui répondis-je, monsieur le baron, que je suis moins que jamais en état de rien promettre là-dessus. Messieurs les Suisses d’abord, ensuite le cours des événemens qui vont se passer en France disposeront de moi plus que moi-même.

— Je le vois, reprit-il, et je vous prie de croire que personne n’en est plus fâché que moi.

Je me levai ; je le priai de me dire si, en supposant que mon séjour à Neuchâtel dût se prolonger, il me permettrait de lui rendre quelquefois mes devoirs. Il répondit du ton le plus affectueux, et en prenant une de mes mains dans les deux siennes, qu’il ne le désirait pas, qu’il aimerait bien mieux apprendre mon départ pour la France, mais que, si je restais encore et que je voulusse lui réserver quelques momens, il en serait enchanté. Il me reconduisit jusqu’à son antichambre, où attendaient deux ou trois personnes qui parurent très surprises que ce Français, arrêté militairement et presque détenu dans une auberge, fût traité si poliment par son excellence.

Le lundi matin, je fis une autre visite. J’étais placé en quelque sorte sous la surveillance du maire de la ville ; je crus qu’il convenait de l’aller voir. J’avais d’ailleurs à lui parler de deux objets : de mon mémoire, qui ne me revenait point malgré la promesse positive du colonel Meyer, et de la décision, de messieurs de Berne, qui se faisait attendre bien longtemps. M. de Pierre convint de l’injustice et de la fausseté des délations dont j’avais été l’objet ; mais il rejeta tout sur les circonstances. Quant à mon mémoire, qu’il avait lu devant moi, il me demandait la permission de me parler avec une pleine franchise, puisque je lui en offrais l’occasion. Il ne voulait discuter ni les faits ni les principes, mais il m’avouait qu’il ne revenait pas de sa surprise de voir qu’un homme de ma réputation et de mon caractère (ce furent ses obligeantes expressions) se rendît l’apologiste de Bonaparte, fit son éloge et entreprît de prouver qu’il fallait que les puissances le reconnussent de nouveau et le laissassent en paix. Il en était d’autant plus surpris qu’on avait su à Neuchâtel et dans toute la Suisse un mot de moi au sujet de cet homme-là, qui annonçait à son égard des dispositions bien différentes. — Quand il fut relégué dans l’île d’Elbe, continua ce bon M. de Pierre, un libraire de Paris alla vous proposer de faire contre lui un ouvrage qui aurait eu un grand succès et eût rapporté beaucoup d’argent ; vous le refusâtes et lui dites : Pour un ouvrage contre Bonaparte, adressez-vous à ceux qui l’ont loué ! C’est là du moins le mot qu’on Vous attribue, et il ne nous préparait pas à vous l’entendre louer vous-même, surtout d’après ce qu’il a fait depuis.

— Ce mot fort simple, je l’ai dit en effet, répondis-je, et j’en avais le droit, car je n’ai jamais loué Bonaparte, dont j’ai toujours détesté la tyrannie, et qui me haïssait comme son ennemi personnel ; mais