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signe d’entrer. Je trouvai M. de Watteville, c’était le nom de ce directeur lisant la lettre de M. de Clouts et ayant auprès de lui mon portefeuille. Il fit quelques pas au-devant de moi, me reçut poliment, et, entrant tout de suite en matière, me pria de lui montrer mon passeport. — Oui, me dit-il en souriant après l’avoir lu, accompagner Mme de Laharpe et visiter des établissemens d’instruction publique, cela est fort bien ; mais avouez que votre voyage avait encore d’autres motifs, et que vous étiez chargé d’une mission politique…

J’affirmai qu’il n’en était rien, et que si c’était pour cela qu’on m’avait détourné de ma route, on pouvait fort bien s’en dispenser. — Monsieur Ginguené, reprit-il d’un ton plus sérieux, mais toujours poli, je ne vous dis point cela comme une conjecture, mais comme un fait dont je suis certain. Prenez-y garde, quelque esprit que l’on ait, en niant ce qui est connu et prouvé, on se met dans une fausse position d’où il est ensuite impossible de se tirer. Vous aviez une mission politique, et ce n’est qu’après l’avoir remplie que vous êtes reparti pour la France. — Il ajouta même, en propres mots ou en termes équivalens, que si M. Fouché ne savait pas ce qui se passait chez eux, il ne faisait pas bien son métier, que pour eux ils savaient fort bien ce qui se passait chez lui.

Tandis qu’il parlait ainsi, je faisais mes réflexions. Le duc d’Otrante était si léger, tout se faisait quelquefois si peu discrètement autour de lui, et ces Bernois étaient si madrés, qu’ils pouvaient avoir des intelligences jusque dans ses bureaux. D’ailleurs j’avais vu d’assez près les affaires de ce monde pour savoir qu’on n’y peut pas toujours être franc, qu’on est souvent obligé de descendre à la dissimulation ; mais un mensonge formel et positif m’a toujours été impossible. Je fis là-dessus mon plan, et reprenant sur le ton de conversation que le directeur avait d’abord pris lui-même : — Est-ce que vous donneriez, lui dis-je, le nom de mission politique à des recommandations toutes naturelles et purement verbales ? Est-ce que si le duc d’Otrante, quand je l’ai vu pour mon passeport, m’avait dit en le signant : « Vous verrez là-bas quelqu’un qui revient de Vienne et qui est bien informé ; tâchez de savoir de lui quelque chose de ce qui nous regarde, si c’est bien résolument qu’on veut nous attaquer, s’il n’y aurait aucun moyen pour nous et pour l’Europe d’éviter une guerre qui sera terrible pour tous ; » est-ce que ce serait là, monsieur, une mission diplomatique, et tout Français ne se serait-il pas chargé d’une mission pareille ?

— Mais, reprit-il, n’y a-t-il rien de plus, et par exemple n’avez-vous pas reçu directement des ordres de Napoléon ?

Je saisis vivement cette occasion d’une négative franche et sincère : — Non assurément, répondis-je du ton le plus affirmatif, je vous