Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire à un homme qui n’est nullement fait pour s’entretenir avec vous.

Là-dessus, l’homme entra, précédé du secrétaire. Il était vêtu d’une espèce de veste qu’on appelait en France une carmagnole dans le temps de la terreur, et il ne ressemblait pas mal à l’un des messieurs de ce temps-là. M. de Clouts lui remit mon portefeuille, lui en donna la clé, lui remit aussi la lettre cachetée, et lui parlant tout haut, sans craindre que je l’entendisse, l’instruisit apparemment de ce qu’il avait à faire ; puis il me salua poliment, me souhaita un bon voyage et sortit.

Je fis aussitôt venir mon postillon : c’était un jeune homme d’une jolie figure, petit, blond, vermeil, vêtu à l’anglaise, veste rouge, ceinture, chapeau rond, linge blanc, bottes bien propres, entendant assez bien le français, mais le parlant mal, et qui ne m’avait encore rien dit depuis Zurich, où je l’avais pris, que ces mots : Vous serez content ; du reste toujours gai, mais sérieux, buvant dès le matin, mieux à dîner, à peu près ivre le soir, et ne répétant plus alors qu’avec la langue embarrassée son vous serez content. J’avais fait marché avec son maître et avec lui pour Neuchâtel par Aarberg, qui est le droit chemin en quittant Soleure ; ce matin-là même, mes ordres étaient pour Aarberg. Il ne concevait rien à ce brusque changement de direction. En m’attendant, il avait bien fallu qu’il bût plus que de coutume, et j’eus de la peine à lui faire entendre que ce n’était qu’une pointe à faire, un jour de plus dont je lui tiendrais compte au prix convenu, et que nous reprendrions par Aarberg le lendemain. Il céda enfin, mais en secouant la tête, et monta pour la première fois à cheval sans promettre que je serais content.

Je le fus cependant de sa prestesse ; j’arrivai au très grand jour à Berne sans avoir dit un mot à cette figure de police qui était à côté de moi, et sans qu’elle eût paru tentée de me rien dire. Je descendis comme à mon ordinaire au Faucon, où l’on parut un peu surpris de cette figure qu’on y connaissait fort bien ; on ne m’en fit pas moins bon accueil. Je pris possession d’une chambre, fis remiser ma voiture, demandai à dîner pour une heure après et partis pour le bureau de police, qui est à peu de distance de l’auberge, escorté par mon acolyte, qui tenait toujours très serré mon portefeuille sous son bras.

Il me servit d’introducteur dans un bureau où il me pria de l’attendre, se fit annoncer chez le directeur et y fut admis sur-le-champ. Il en sortit au bout de quelques minutes et me dit que M. le directeur-général était occupé, mais pour peu de temps, et que j’aurais mon audience presque aussitôt, il se mit ensuite à causer avec les commis, et je vis à leur manière de me regarder qu’il leur apprenait ce qu’il savait de mon affaire. La porte du cabinet ne tarda pas à s’ouvrir ; un homme en sortit avec des papiers, et l’on me fit