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chef, qui nous dit qu’on ne pouvait, d’après de nouveaux ordres arrivés dans la nuit même, laisser aucun Français sortir par Bâle, et que je devais absolument reprendre par Soleure et Neuchâtel. Je n’avais rien à dire contre une mesure générale, quelque désagréable qu’elle fût pour moi ; mais M. de Laharpe ne voulut pas la croire aussi générale qu’on le disait. Il vit dans cet ordre un projet de le contrarier lui-même en contrariant son ami, et s’expliqua librement, à son ordinaire, sur les gens au pouvoir qui lui jouaient ce mauvais tour. Il fallut pourtant en passer par là et nous contenter de la promesse que nos passeports seraient expédiés le soir et envoyés à notre auberge.

Nous y revînmes trouver Mme de Laharpe, qui ne savait ce que nous étions devenus. Après un dîner que ce refus qu’on me faisait et ce détour qu’il me fallait faire n’égayèrent pas, nous allâmes voir pour nous distraire un panorama qui venait d’être exposé à Bâle, et qui représentait la ville et le lac de Thun. L’auteur avait cru bien faire en s’appesantissant sur tous les petits détails de la ville, dont il montrait l’intérieur, et il avait trop négligé le lac, qui est un des plus pittoresques de la Suisse. La perspective ne nous parut pas aussi bien observée que dans ceux que nous avions vus à Paris, ni l’illusion aussi complète. Cependant cette vue nous fit plaisir. L’artiste nous conduisit à son logement et nous montra une assez belle collection de tableaux. Le plus remarquable, et qui le serait partout, était une Vierge de Raphaël de la plus grande beauté et d’une conservation parfaite. Il était à vendre, et n’était là qu’en dépôt. Quoiqu’il y eût dans cette collection un Rembrandt, un Teniers et quelques autres originaux précieux, cette Vierge avec son enfant valait à elle seule dix fois plus que tout le reste.

Le soir, nos passeports nous furent envoyés, comme on l’avait promis. M. de Laharpe les prit, et les mit tous deux ensemble avec d’autres papiers. Le 10, de bon matin, il me remit l’un des deux, au revers duquel était écrit un visa pour Soleure. Toutes nos dispositions faites, nous nous embrassâmes assez tristement. Je ne pouvais quitter sans un vif regret des amis qui m’avaient comblé de tant d’attentions et de bontés. L’espérance de me retrouver bientôt auprès de ma femme et dans le sein de ma famille’ était de plus en plus troublée par cet appareil menaçant qui entourait mon pays, et je sentais en moi comme de fâcheux pressentimens qui m’oppressaient et me serraient le cœur.

Je montai seul dans la voiture que j’avais prise à Paris et que je devais y ramener, eux dans une chaise de poste ou cabriolet qu’ils avaient loué pour leur retour. Il fallait en sortant, à quelque distance de la porte de Bâle, exhiber les passeports. Je donnai le mien