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patriotique ayant pour titre : Anniversaire de la liberté suisse en 1309, et commençant par ce vers :

Quels chants, quels cris joyeux au loin se font entendre ?

L’ode était excessivement longue, et les vers n’en étaient pas très bons ; mais les sentimens et les images me firent aller jusqu’à la fin, et comme je lisais, selon mon habitude de lire les vers, en déclamant, quoique à voix basse, le rhythme de cette longue suite de strophes de quatre vers produisit dans ma tête, toujours prête à recevoir des impressions musicales, une espèce de chant mesuré, enfin un air véritable, majeur et mineur, que je fixai sur les deux premières strophes, que je répétai plusieurs fois, et qui resta gravé dans ma mémoire. Voilà de quels objets s’entretenait, en voyageant en Suisse le 20 mai 1815, un malheureux Français déjà en butte à la malveillance soupçonneuse et aux plus atroces délations ; voilà comme il cherchait à se distraire des idées tristes dont cette date seule dit assez qu’un Français aimant sa patrie devait être préoccupé.

Je fus de retour à Zurich le dimanche 21 d’assez bonne heure pour dîner à la table d’hôte. J’y parlai beaucoup de mon voyage et des établissemens de Fellemberg, ce qui fit un bon effet pour moi. Je trouvai Mme de Laharpe dans la joie d’une lettre qu’elle venait de recevoir de son mari, qui lui annonçait enfin son arrivée comme très prochaine. Il arriva en effet le mercredi 24, à sept heures du matin. Il était tout rempli de Vienne, et pendant les deux premiers jours il n’y eut pour moi aucun moyen de lui parler ni de le faire parler d’autre chose. À table, il eut en allemand des conversations très animées avec plusieurs députés des cantons, et je sus de Mme de Laharpe que ces conversations roulaient sur les dernières opérations de la diète, sur l’esprit qui y dominait et sur la voie qu’elle se montrait disposée à suivre. Il était persuadé que la Suisse, en prenant le parti d’une neutralité prétendue, en adhérant de fait à tout ce que les puissances coalisées exigeraient d’elle, courait inévitablement à sa perte, et il s’expliquait là-dessus en homme et en citoyen d’un pays libre. On lui en a fait un grand crime, et je m’en suis ressenti.

Pour le distraire de ces objets, pour me mettre plus à portée de l’entretenir, et aussi pour me faire connaître avant mon départ, désormais prochain, les beautés de la Suisse les plus voisines de Zurich, Mme de Laharpe proposa un petit voyage de quatre jours, qui fut accepté et arrangé sur-le-champ. Nous partîmes le samedi 27 ; nous allâmes déjeuner sur l’Albis, stationner à Zug, dîner et coucher à Lucerne ;