Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/488

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physiques ou physiologiques, sont du ressort de l’hygiène et de la médecine ; les autres sont plus exclusivement sociales ou politiques : c’est à celles-ci que doit s’attacher le publiciste. Toutefois on ne saurait séparer l’action de ces causes principales et prétendre combattre le mal sans tenir compte de leur intervention collective. Malgré les services que la statistique est appelée à rendre, il faut cependant reconnaître qu’elle ne pourra jamais nous donner des vertus, qui seront toujours une exception dans l’espèce humaine, et nous garantir contre la fragilité, qui est le propre de notre nature. D’ailleurs c’est moins par les institutions que par l’opinion que l’on atteint les mœurs ; sa sévérité à l’égard de ceux qui manquent au devoir est plus efficace que la loi même. Les simples mesures préventives, au lieu de purifier les cœurs, ont souvent pour effet de les rendre hypocrites ; un calme, une vertu apparente, se produisent tant que la compression dure. Dès que celle-ci vient à cesser, le mal fait explosion avec d’autant plus de violence qu’il avait couvé plus profondément. Les vices cachés sont ceux dont la société a le plus à redouter l’action dissolvante, et ces vices-là échappent presque constamment au grand jour des tribunaux. Le formalisme de vertu et de religion donne le change : la statistique pourra découvrir plus tard les maux qu’il aura produits, mais elle mettra difficilement sur la voie des causes secrètes qui les ont engendrés. Il y a chez l’homme une tendance malheureuse à ne faire consister l’accomplissement du devoir que dans l’acte qui en est l’apparence. En religion, la majorité attache plus d’importance aux formes et aux pratiques extérieures qu’à l’observation des principes moraux que ces formes ont uniquement pour but de sanctionner ; dans la vie civile, on tient plus à obtenir la réputation d’un mérite qu’à posséder le mérite même. Ce faux semblant de vertu abuse les observateurs superficiels, et lorsqu’il est facile de constater le mal, ce mal est déjà bien ancien. L’histoire est remplie de pareils faits. Le moraliste aura donc toujours sa place à côté du statisticien ; il vérifiera ses comptes, il s’assurera si ses chiffres ne sont pas quelquefois une simple fantasmagorie. Quant à ces passions violentes, à ces manifestations qui agitent le corps social et menacent son existence, les données numériques sont très suffisantes pour nous en faire découvrir la marche et les causes. Ces longues comparaisons et ces proportions multipliées ont l’incontestable avantage de nous conduire au point du corps social où sont les blessures les plus saignantes et les cicatrices les plus fraîches, et nous ne saurions désormais prétendre à les guérir, sinon à les soigner, sans nous être assurés des influences qui les agrandissent ou les ravivent.


ALFRED MAURY.