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arrivée d’Espagne. On en était là après soixante jours de marches, de haltes, de combats et d’épreuves.

A la vue de cette armée débouchant dans la vallée de Tetuan, à travers des défilés redoutables conquis pas à pas, tandis que la division du général Rios débarquait facilement sur une plage que le léger bombardement d’un fort mal défendu avait rendue abordable, une question s’élève peut-être. Pourquoi l’armée tout entière n’avait-elle pas fait le premier jour ce que faisait en ce moment la division Rios ? pourquoi n’avait-elle pas abordé directement la plage de Tetuan, au lieu de s’engager dans les escarpemens d’une côte inhospitalière ? — Le général O’Donnell avait-il eu la pensée de garder à Ceuta une base d’opération et un point de ravitaillement ? Mais cette ligne de communication, il l’avait abandonnée à partir de Castillejos, se confiant à la mer pour ses ravitaillemens et dans un moment de péril il s’était vu presque obligé de reconquérir le chemin qu’il s’était ouvert une première fois. — Il en était ainsi, il est vrai, et cependant la marche du général O’Donnell était l’œuvre de la nécessité et d’une prévoyance habile autant que sage. Sans parler des moyens dont on ne disposait pas pour le transport rapide d’une armée de trente-cinq mille hommes, aller droit à la plage de Tetuan, c’était mettre une grande et difficile opération, telle qu’un débarquement, à la merci d’une saison mauvaise, d’une mer dangereuse et des brusques rafales du détroit ; c’était risquer de descendre à terre de vive force avec des corps fractionnés, incohérens et isolés ; c’était enfin exposer une armée peu accoutumée à la guerre à se heurter dès son premier pas sur le rivage contre un ennemi qui, à défaut de discipline, aurait du moins pour lui le nombre, le fanatisme belliqueux et l’avantage des positions. En allant à Ceuta, on débarquait en sûreté, sans danger de surprises, dans un port espagnol. L’armée pouvait se former, se constituer et s’aguerrir en s’accoutumant aux fatigues, aux obscures difficultés d’une campagne aussi bien qu’à la manière de combattre des Arabes et à leurs cris sauvages. C’est ce qui arrivait réellement. Lorsqu’ils débarquèrent à Ceuta au mois de novembre, ces soldats n’étaient encore que des conscrits inexpérimentés. Bataillons, régimens, divisions n’étaient, à vrai dire, que des agglomérations sans lien et sans unité. Cette campagne de deux mois avait développé l’esprit de corps, suscité l’émulation guerrière, créé cette intimité virile qui naît de la vie commune dans les mêmes épreuves, et formé cette vigoureuse trempe morale que donne l’incessante familiarité avec tous les périls. On badinait désormais avec les misères de la guerre, et sous la tente on faisait de prodigieux menus avec du riz à la Muley-Ab-bas, du saucisson à la Bullones, des sardines à la baïonnette et des