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route, à peu près abandonnée après le passage de l’artillerie, était désormais interceptée par les Arabes, et en même temps les navires qui longeaient la côte, suivant les mouvemens du corps expéditionnaire, étaient obligés de gagner la haute mer. L’armée était donc seule, livrée à elle-même, campant dans la boue sous une tempête qui enlevait les tentes. Elle était partie avec quelques jours de vivres, et ces vivres étaient épuisés ou avariés.

Tout commençait à manquer. Les soldats étaient menacés de périr dans un lieu désert, sans pouvoir être secourus, ayant sous les yeux la patrie à l’extrémité de l’horizon. Ce camp reçut le nom lugubre de camp de la faim. C’était une situation singulièrement tragique, où les élémens déchaînés semblaient se charger d’une œuvre vengeresse. Un moment Prim eut l’ordre de revenir en arrière et de se frayer à tout prix un passage jusqu’à Ceuta ; mais il fallait repasser dans ce sillon arrosé de tant de sang, et où bien du sang devrait être versé encore. À Ceuta même, l’anxiété n’était pas moins grande. Du haut de la tour d’El-Hacho, on pouvait en quelque sorte assister à ce drame muet et sombre de la détresse lointaine du camp. Le général Zabala, cloué sur son lit par la douleur, s’agitait, voulait partir et ne le pouvait ; il avait le noble souci de ses pauvres soldats en péril. Le général Echague, laissé à la défense du Serrallo, eut également la pensée de prendre quelques bataillons, sans trop dégarnir les hauteurs de Ceuta, et de se porter au secours du camp avec les vivres qu’il pourrait ramasser, et qui étaient courts depuis que l’approvisionnement de l’armée en marche était confié aux navires, à ces magasins flottans jetés en ce moment loin de la côte ; mais il aurait, lui aussi, à disputer son chemin, à livrer des combats, à employer plusieurs jours, et en attendant l’armée de la reine n’était-elle pas exposée, sinon à se perdre entièrement, du moins à essuyer un grand désastre ? Ces violentes bourrasques ont quelquefois duré quinze jours dans le détroit. Toutes ces craintes, toutes ces perspectives serraient les âmes d’une étrange angoisse, lorsque commença à tomber le terrible levante ; la tempête s’apaisa, et il y eut comme un sentiment de délivrance quand on vit poindre le matin du quatrième jour un bateau à vapeur, puis d’autres navires qui purent jeter à la côte quelques barils de vivres. L’année n’avait été heureusement que peu inquiétée par l’ennemi durant ces tristes journées. Le 10 janvier, elle reprenait sa marche, elle campait dans la petite vallée de l’Azmir le 12 ; le 14 enfin, elle forçait par un vif combat les formidables positions du Cap-Negro, et en tournant ces hauteurs, dominées d’une petite tour carrée, elle voyait désormais s’ouvrir devant elle la vallée de Tetuan, où d’un autre côté débarquait le général don Diego de los Rios avec une division nouvelle