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baronet et millionnaire, les avait au contraire recouvrés. Si ce revirement vous étonne, vous n’entendez rien à la « grande morale, » c’est-à-dire à la morale des grands ; il semblait tellement naturel à la comtesse douairière qu’elle jugeait Herbert un affreux égoïste, parce que, ruiné, il osait encore aspirer à sa fille, et celle-ci une sotte parfaite pour sa fidélité obstinée au second amour que, non sans efforts, non sans déchiremens, sa mère avait su mettre à la place du premier ; mais à la jeune fille aisément effrayée et aveuglément docile avait succédé, la souffrance aidant, une femme complète, connaissant ses devoirs et n’écoutant plus que la voix de son cœur ; d’accord avec celle de sa conscience. Herbert, résolu à ne point acheter la fortune au prix du noble amour qu’il avait su conquérir, repoussait d’ailleurs bien loin l’étrange marché qu’on lui offrait. Aussi la comtesse d’une part, Owen de l’autre, devaient-ils misérablement échouer dans leurs efforts. Clara s’était donnée sans retour ; Herbert, digne d’elle, ne renoncerait jamais à cet inestimable trésor.

Tout ceci était parfaitement démontré, parfaitement « acquis au débat, » comme disent les gens du barreau, lorsque la situation, étrangement compliquée, changea d’aspect une fois encore. Un légiste habile, devenu le patron de Herbert Fitzgerald après avoir été longtemps l’agent de sir Thomas, avait pris à cœur de vérifier tout ce qui concernait ces deux intéressans coquins, Matthew et Abraham Mollett. L’identité du premier avec le prétendu Talbot ne pouvait être raisonnablement mise en doute. Le mariage de Talbot et de miss Wainwright était encore un point malheureusement trop certain. Restait à savoir si ce mariage remplissait toutes les conditions qui font la validité d’un tel acte. Or il n’en était pas ainsi, et cela justement par la même raison qui faisait croire nul le second mariage de lady Fitzgerald. Le prétendu Talbot, déjà marié, déjà père, avait commis, en épousant la plus belle fille du Dorsetshire, un de ces crimes que rend si fréquens chez nos voisins l’excessive facilité apportée par le clergé à la célébration des mariages. Ce secret, découvert quelques années plus tôt, eût sauvé la vie de sir Thomas ; mis trop tard en lumière, il ne pouvait plus que rendre à Herbert son riche héritage, récompenser ainsi la constance de lady Clara Desmond, et faire probablement regretter à l’ambitieuse comtesse d’avoir inutilement abaissé à d’avilissans conflits la grandeur native de son caractère.

Ce drame domestique se déroule au sein d’un drame public bien autrement poignant, et qui, — tel art qu’on ait mis à les fondre, à subordonner le second au premier, — ne laisse pas de tenir l’intérêt en suspens. La fiction profite quelquefois du voisinage de la réalité ; mais, dans le dernier ouvrage de M. Trollope, les souffrances de l’Irlande