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heureuse qu’elle avait mérité de l’être, un nuage vint brusquement voiler l’existence toute sereine qui la dédommageait de ses précoces malheurs. À dater d’une certaine époque, un changement subit altéra ses rapports avec sir Thomas : non qu’il eût à se plaindre d’elle, non que son affection pour elle parût diminuer, mais il semblait se dérober aux mutuels épanchemens qui jadis mettaient toutes leurs pensées en commun. Sans motifs connus, son humeur, d’abord sensiblement modifiée, devint depuis en plus sombre. La simplicité de sa vie et la solidité de sa fortune ne devaient pas faire supposer que des embarras d’argent fussent au fond de cette tristesse inexplicable, et cependant il circulait çà et là de ces rumeurs qui, sorties d’on ne sait où, attestent certaines inquiétudes de l’opinion. On parlait d’emprunts cachés, de dépenses secrètes, d’épargnes difficiles à justifier. Ce qu’il y avait de certain, c’est que la santé de sir Henry dépérissait à vue d’œil, et que son moral, affaissé de plus en plus, semblait miné par quelque mystérieuse angoisse.

Qui se fût avisé pourtant de rattacher au secret désespoir de sir Thomas la présence accidentelle de deux aventuriers de bas étage, le père et le fils, qui de temps à autre, à des intervalles presque périodiques, reparaissaient dans les environs de Castle-Richmond ? A qui eût-on pu faire croire que deux piliers de taverne comme M. Matthew Mollett et son fils Abraham eussent un rapport quelconque avec l’un des propriétaires les plus opulens, les plus estimés du pays, et surtout une influence quelconque sur sa destinée ? Néanmoins, en y regardant de très près, on eût constaté que M. Matthew Mollett se glissait parfois, aussi discrètement que possible, dans l’enceinte de Castle-Richmond, et que chacune de ses apparitions périodiques dans le pays coïncidait, soit avec un redoublement de la tristesse qui rongeait sir Thomas, soit avec quelqu’une de ces démarches par lesquelles, à petit bruit, il se procurait des sommes plus ou moins importantes et dont l’emploi restait inconnu. Dans les premiers temps, on n’avait vu apparaître que le vieux Mollett. Plus tard, le père et le fils vinrent ensemble. Ce dernier cependant, auxiliaire incommode, se tenait à l’écart, et son action se bornait à stimuler la timidité de son père, à faire taire les scrupules qui semblaient parfois l’arrêter dans le système d’exactions auquel il soumettait te riche propriétaire si étrangement exploité par lui.

Nos lecteurs ont déjà reconnu dans M. Mollett père le même personnage qui, sous le nom de Talbot, avait naguère épousé miss Wainwright, devenue lady Fitzgerald. Ils voient alors dans quelle position se trouve, vis-à-vis de ces deux misérables, le propriétaire de Castle-Richmond, et comment, pour prix de leur silence, ils peuvent le contraindre à de continuels sacrifices. S’ils parlaient