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sa torture lui semble impossible à supporter plus longtemps. Son front est brûlant, le sang bat sous ses tempes. Il monte lentement dans son cabinet de toilette. Il s’habille machinalement comme pour aller dans le monde. À quoi pense-t-il ? Pourquoi rejette-t-il avec une sorte d’impatience cette cravate blanche qu’il a froissée en la nouant autour de son cou ? Pourquoi ce soin minutieux à effacer une trace de poussière sur la manche de son habit noir ? Ses regards errans et hagards se fixent tout à coup sur la boîte où dorment ses pistolets. Il cherchait une issue, une délivrance : elle vient s’offrir à lui. Ce qui lui reste d’intelligence dans les affres de cette agonie mentale a salué comme une libératrice la funeste pensée du suicide…

Caroline est donc libre ; mais elle l’est au prix d’un remords qui ne la quittera plus. Le sang de ce malheureux est sur sa tête. Plus tard, après des années de tristesse, quand elle acceptera la main que George lui tend, leur union, calme d’ailleurs, restera pour jamais attristée par cette ombre funéraire que le passé projette sur elle. Et ce n’est pas là le bonheur qu’ils avaient rêvé.

Arthur Wilkinson était depuis longtemps déjà le mari d’Adela Gauntlet. Méritait-il ce bonheur ? Était-il digne d’un pareil trésor, d’une femme si dévouée, si fidèle ?… A coup sûr, nous ne le pensons pas, M. Trollope non plus, et il est sur ce point très explicite. Pourtant ce qu’il ne dit pas, — réservant sans doute à ses lecteurs le soin de tirer cette conclusion médiocrement philanthropique, — c’est que tant de vertus, tant d’abnégation, tant de tendresse vouées à une idole pareille laissent penser que l’admirable Adela était véritablement un peu… bête !


II

Il faut franchir le canal Saint-George et nous transporter dans le sud-ouest de la Green-Isle, c’est-à-dire de l’Irlande, pour nous trouver chez sir Thomas Fitzgerald, le noble propriétaire de Castle-Richmond, situé au bord de la Blackwater, dans la pittoresque baronnie de Desmond, laquelle fait partie du comté de Waterford. Desmond-Court n’est pas loin de Castle-Richmond, et c’est là qu’habitait, il y a treize ou quatorze ans, une veuve encore belle, Clara, comtesse de Desmond. Dans la hiérarchie aristocratique, elle primait, et de fort haut, ses voisins les Fitzgerald ; en revanche, les revenus de ceux-ci étaient tout autrement liquides et leur vie tout autrement large que les revenus et la vie de leur noble voisine et de ses nobles enfans. En effet, le dernier comte de ce nom, passant toute sa vie à Londres, s’y ruina sottement auprès de ce dandy débauché qui porta, sous le nom de George IV, la couronne d’Angleterre.