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aimable, beau et assez ingambe. Il vit dans un grand luxe, mais sans prodigalité, et se remettant de tout à sa femme, qui le gouverne et le maintient sage avec un rare esprit de conduite et une admirable finesse dans les gâteries de la passion proclamée. Nous ne voudrions pas jurer qu’il n’ait jamais pensé à la tromper ; mais elle a, su déjouer les fantaisies sans qu’il s’en aperçût, et son triomphe, qui dure encore, prouve une fois de plus qu’il y a quelquefois assez d’art et de force dans le cerveau d’une fillette de seize ans pour régler au mieux la destinée d’un professeur de scélératesse. Le duc, admirablement bon et assez faible, trouve plus de charme qu’on ne croit à ne plus ourdir de savantes perfidies contre le beau sexe et à s’endormir, sans remords nouveaux, sur l’oreiller du bien-être.

Le marquis et la nouvelle marquise de Villemer passent maintenant huit mois de l’année à Séval, toujours occupés, on ne peut dire l’un de l’autre, puisqu’ils se sont identifiés l’un à l’autre au point de penser ensemble et de se répondre avant de s’être questionnés, mais de l’éducation de leurs enfans, tous remarquables d’intelligence et de charme. M. de G… est mort. Mme de G… a été oubliée. Didier a été reconnu par le marquis pour un de ses enfans. Caroline ne se rappelle plus qu’elle n’est pas sa mère.

Mme Heudebert est fixée à Séval. Tous ses enfans sont élevés par les soins du marquis et de Caroline. Les fils du duc, plus gâtés, sont moins intelligens et moins bien portans ; mais ils sont aimables et pleins de grâces précoces. Le duc est excellent père et s’étonne, à tort, d’avoir déjà de si grands enfans.

Les Peyraque ont été comblés. On est retourné les voir l’année dernière, et cette fois on a gravi, par un beau soleil levant, la cime argentée du Mezenc. On a voulu revoir aussi la pauvre cabane où, en dépit des largesses du marquis, rien n’a été changé en mieux ; mais le père a acheté de la terre, et on se croit riche. Caroline s’est assise avec bonheur sous l’âtre misérable où elle a vu à ses pieds pour la première fois l’homme avec qui elle eut partagé sans effroi une hutte dans les Cévennes et l’oubli du monde entier.

George Sand.

Nohant, 30 avril 1860.