Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au-dessus, au-dessous, autour de lui il ne voit que fer, il n’entend à ses oreilles que le bruit du fer, il ne rêve que fer et acier. Ébloui, étourdi, il se croit transporté dans un monde où c’est la nature inanimée qui agit et fait le travail d’un million de bras[1]. Il y a bien dans cette salle six ou sept cents ouvriers ; mais si c’est là qu’est l’intelligence, ce n’est point là qu’est la force. La force réside dans les machines, et il n’y a point d’ateliers au monde où l’on rencontrerait un tel assemblage d’instrumens automatiques. Le laboratoire est une immense construction dont la carcasse en fer se trouve recouverte de distance en distance par une toiture de verre et de bois. Les milliers de roues qui tournent, les bandés de cuir qui transmettent la vie aux cylindres, le mouvement des mains et des machines, la variété des produits qu’on voit naître comme par enchantement, tout exalte et attriste en même temps le spectateur. N’a-t-il pas en effet devant les yeux les progrès de la science et de l’industrie appliqués à l’art d’exterminer les hommes ? Mais comme après tout il faut que la guerre éclate à certains momens de l’histoire dans l’intérêt même de la civilisation, on ne saurait blâmer les peuples qui emploient les loisirs de la paix à perfectionner le matériel dont dépend souvent le sort des armées.

Les projectiles et les munitions de guerre qui se préparent à Woolwich se fabriquent aussi dans les autres états de l’Europe ; je ne m’y arrêterai donc point. Je tiens seulement à donner une idée de la puissance mécanique inhérente à l’arsenal anglais. Sous le rapport de la fécondité unie à la perfection du travail, je ne saurais passer indifférent devant le groupe des machines qui font les balles Minié. Chacune de ces machines automatiques coupe sept mille balles par heure, et comme il y en a quatre, elles donnent trois cent mille balles Minié par jour ; mais de telles ouvrières n’ayant pas besoin de se reposer, on peut doubler la production en les faisant travailler pendant la nuit[2]. On appréciera encore mieux les services rendus par ces créatures mécaniques de l’industrie, en comparant leur action au travail de la main de l’homme. Quatre ouvriers, avec une grande dépense de combustible pour tenir sans cesse le plomb à l’état liquide, ne peuvent faire plus de six cents balles par jour, c’est-à-dire mille de moins que chaque machine n’en produit en une heure.

  1. Entrez dans une chambre voisine du laboratoire, et vous découvrirez l’âme matérielle de tout ce mouvement : deux admirables machines à vapeur qui donnent la vie à des barres de fer dont l’étendue a été estimée à six milles anglais !
  2. Le plomb destiné à faire les balles entre bouillant dans une sorte de pompe hydraulique, cylinder pressor, d’où il sort sous une forme solide, celle d’une corde. Cette corde de plomb s’enroule autour d’une poulie. Cette poulie est fixée à la machine, qui, à l’aide de deux doigts de fer, saisit à chaque mouvement un morceau de la corde, lequel tombe coupé, modelé en balles dans une boite. Ces machines portent le nom de J. Anderson (1852-1854).