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par son souvenir. Il ne faisait qu’entrevoir confusément l’idée qu’il cherchait, lorsqu’en 1762, — il avait vingt-six ans, — une mission diplomatique le conduisit à Paris, où il exposa à Louis XIV le projet d’une expédition dans l’Égypte, destinée, selon lui, à devenir la Hollande de l’Orient. Descartes était mort, mais il n’était bruit que de la doctrine cartésienne. Les sectateurs de la nouvelle théorie, Arnauld, Nicole, Malebranche, Huygens, Spinoza même, que Leibnitz vit à La Haye en revenant à Hanovre, développèrent et mûrirent ses jugemens. Il avait dès longtemps adopté la méthode de Descartes, qui tirait de la conscience humaine le principe de la certitude. La proposition célèbre : Je pense, donc je suis, était déjà, comme on l’a bien observé, une protestation victorieuse de la personnalité humaine contre le mot de Louis XIV : L’état, c’est moi ; mais Descartes, en affirmant que l’essence de l’âme est dans la pensée et l’essence du corps dans l’étendue, faisait du monde, soit intérieur, soit extérieur, un composé d’étendue et de mouvement dénué d’activité propre et obéissant à de pures lois mécaniques sous une impulsion une fois donnée. Partant de cette notion affaiblie de l’être, Malebranche avait été conduit à établir que les substances créées sont essentiellement passives. Enfin Spinoza, de conséquence en conséquence, professait que les créatures ne sont pas des substances, et méconnaissait absolument la valeur indépendante et positive de chacune d’elles. Leibnitz alors, reprenant l’œuvre que Descartes avait laissée trop incomplète, releva la dignité de l’être créé en montrant qu’il était plus qu’une machine bien ordonnée, qu’il était une force vive, une cause ayant par elle-même la vertu, la puissance, l’incessant besoin d’agir. Rehausser ainsi la valeur de l’homme, c’était préparer la reconnaissance des droits de l’homme, c’était faire un pas vers la révolution. Cette substitution d’une dynamique vivante à une mécanique inerte est la plus importante des conceptions de Leibnitz.

Ce n’est pas que cette étroite affinité avec Descartes le disposât envers lui à des sentimens de déférence ni même de justice : on le vit constamment lié avec les adversaires du grand chef d’école, Huet entre autres. Ce qui l’irritait particulièrement était l’esprit de secte des cartésiens ; il se révoltait contre leur maître, le regardant comme une sorte de César ambitieux ; dangereux pour la république philosophique ; peut-être aussi, on est forcé d’en convenir, avait-il ressenti quelque jalousie contre l’autorité immense prise par ce nom si nouveau ; enfin il repoussait en lui l’influence française, que son patriotisme allemand, offusqué par la puissance de la maison de Bourbon, était vivement porté à combattre sous toutes les formes. Néanmoins Leibnitz est bien un cartésien, quoi qu’il en ait, et il appartient bien à la France ; non-seulement il lui a emprunté sa langue pour écrire la plupart de ses ouvrages, non-seulement il a pris chez elle le goût de la clarté, l’horreur de la technologie, l’ambition de se faire entendre des femmes d’élite de l’époque, mais, chose plus importante, sa méthode n’est autre que celle de Descartes, qui part du doute pour arriver à la certitude : or tout Descartes est dans sa méthode.

Du reste, le système ingénieux qui, élevé pièce à pièce par ce génie sans cesse en progrès, ressort de l’ensemble de ses écrits, n’a guère de nos jours qu’une valeur historique, si on le transporte, comme l’a fait M. Nourrisson,