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a un goût tyrannique et redoutable pour les bizarreries et les étrangetés d’un ordre subalterne, pour les ridicules, les manies, les faiblisses, les vices les plus crus ou les plus vulgaires, et, sous l’empire de cette fascination particulière à certains esprits, il croit trop aisément que tout le monde doit avoir le même goût. Il se trompe, car enfin où est l’intérêt humain, où est la comédie dans les mésaventures de M. Gorenflot, le mercier retiré, qui passe son temps à prendre possession de la forêt de Grateloup, à ouvrir des sentiers, à dessiner des flèches bleues sur les rochers, et qui s’attire des affaires avec l’administration forestière, même avec les tribunaux, devant lesquels il paraît escorté des amis de la nature, le philosophe Bougon, le loustic Bigle, le peintre Lavertujeon ? Qu’on y ajoute Mme Gorenflot avec ses jalousies de mercière et ses querelles, l’intérêt ne sera pas sensiblement augmenté, et les Amis de la Nature ne seront pas moins un tableau d’une fantastique vulgarité, un assez maussade travestissement dont il faut peut-être avoir le secret pour en goûter tous les mérites. Et pourtant M. Champfleury est un des maîtres du genre !

Si le réalisme n’était que le caprice de quelque esprit à la recherche de la nouveauté, ce ne serait rien. Il faut en convenir, il règne aujourd’hui ou il aspire à régner dans les arts, dans la littérature ; il se laisse voir dans une multitude d’œuvres qui se ressemblent par l’identité du procédé, bien qu’elles diffèrent par la nature du sujet. Le réalisme ! où ne se glisse-t-il pas maintenant ? Il est dans l’analyse des passions, dans la description des mœurs, du luxe, des élégances équivoques d’une certaine vie mondaine, comme il est quelquefois dans la peinture d’un terne foyer bourgeois ou dans des histoires de paysans. Il y a le réalisme aux allures semi-poétiques, semi-aristocratiques, et le réalisme recherchant la simplicité, la trouvant de temps à autre et l’affectant plus souvent encore. C’est évidemment au premier de ces réalismes que se rattachent ces pages récentes sur le Monde des Eaux où l’auteur, M. Tony Revillon, a voulu peindre certains côtés des mœurs contemporaines, et où s’enchevêtrent et s’enchaînent des histoires diverses peuplées de personnages élégamment corrompus. Ouvrez la plupart de ces récits qui ressemblent au Monde des Eaux, il s’en dégagera aussitôt un parfum capiteux de corruption ; il y a inévitablement la place des courtisanes et des joueurs.

Quand je lis ces pages écrites souvent par des hommes jeunes, racontant des histoires de jeunesse et d’amour, je ne sais pourquoi je songe involontairement à ces autres jeunes gens d’un temps passé, à ce jeune René qui, dans sa mélancolie un peu emphatique, exprimait éloquemment les angoisses. d’une génération, au jeune bourgeois Werther avec ses gaucheries naïves, ses troubles profonds et ses timidités singulières en présence de Charlotte. Nos héros, je veux dire les héros du roman réaliste d’aujourd’hui, ne sont pas de cette race. Ce sont des personnages plus dégagés qui connaissent mieux leur monde, et n’ont pas de ces élans d’ardeur exaltée, de ces vapeurs sombres et inutiles. Leurs passions n’ont le plus souvent rien d’idéal ; elles sont d’un ordre infiniment moins élevé. Je ne sais si Werther avait des prétentions au réalisme ; ce n’est pas lui qui eût point Charlotte comme le héros d’un autre roman d’hier, les Victimes d’amour, peint la femme qu’il prétend aimer tout à l’heure. « Figure-toi une tête un peu petite,… un front