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Comme il est infiniment, plus nombreux qu’autrefois et qu’il n’y a rien de plus dangereux que les foules anonymes et irresponsables, il se donnera le luxe de toutes les fantaisies, battant des mains à tout, sauf à tout oublier le lendemain et à se plaindre lui-même, créant par aventure, non certes des renommées durables, mais des notoriétés qui courent les rues un moment, idoles équivoques et éphémères du suffrage universel en littérature. Les écrivains à leur tour ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes pour quelque chose dans l’aggravation du mal, les uns par complaisance intéressée, les autres en ne portant pas le fer et le feu dans la plaie, en ne rudoyant pas les faux succès, en ne montrant pas au public la puérilité ou la folie de ses goûts. Il s’ensuit que tout te monde a l’air de subir une fatalité qui est un peu l’œuvre de tout le monde.

C’est peut-être la crise inévitable et douloureuse d’un temps de démocratie où tout se transforme et où la pensée littéraire elle-même passe au feu de l’épreuve commune. Il viendra bien un jour où un peu d’ordre se fera dans cette mêlée obscure et confuse, où tout ce qui fait la force de intelligence retrouvera son prix et son action. En attendant toutefois, c’est une lutte bizarre entre la qualité et la quantité, entre le nombre envahissant et l’élite débordée ou envahie, entre l’art véritable et le métier, et nulle part plus que dans le roman cette lutte n’est visible. Il en devait être ainsi, car si rien n’est plus difficile à faire qu’un vrai, un bon roman, nulle forme littéraire n’est aussi plus accessible à la médiocrité et ne se prête mieux à ces combinaisons faites pour alimenter ou exciter une curiosité vulgaire. On fait des romans avec tout et avec rien, avec des ombres de personnages et de caractères, avec des lambeaux d’histoire et des vanités intimes, avec l’événement du jour et la mode d’une saison. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le trouble de toutes les conditions littéraires porte souvent à l’esprit des mieux intentionnés eux-mêmes et leur fait illusion par une certaine facilité de succès qui n’est qu’un piège, il est vrai, un livre aura peut-être le succès du jour, et demain il aura disparu comme une étoile filante. On en parlera un soir dans un salon, il soulèvera des opinions contradictoires, ou plutôt, car c’est là tout, il excitera des impressions confuses, et bientôt on n’en parlera plus ; il ressemblera aux neiges de l’an passé ou au beau temps que nous avons perdu, et que nous ne connaissons plus. Il retombe au rang des choses qui n’ont plus de nom. Les bibliographes ont constaté sa naissance, ils n’enregistrent même pas sa mort, car les livrés ne meurent pas, ils s’éclipsent.

De quoi viens-je parler ici ? De bien des œuvres assurément, de bien des romans que vous connaissez et de bien d’autres que vous ne connaissez pas. Je ne voudrais nullement appliquer tout ceci à M. Laurent Pichat et a son dernier livre, à ce Gaston qui vient aujourd’hui nous conter une histoire nouvelle. M. Lauréat Pichat est un esprit ardent et sérieux qui cherche et s’inquiète d’un certain idéal, qui se trompe souvent et recommence. Il a écrit ainsi un certain nombre de romans qui, à travers tout, et au milieu de. bien des tâtonnemens, révèlent ce que j’appellerai une tension vers le mieux. L’esprit de M. Laurent Pichat, qu’on me passe ce terme, ressemble un peu à un arc toujours bandé qui ne part pas, ou qui n’atteint pas le but quand il lance la flèche, mais qui s’en rapproche. Son nouveau livre, Gaston,