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l’avenir, tout en récitant des formules magiques tirées de Herder et de Hegel. Occupons-nous donc de ces importantes amours, et avant tout osons poser une question à M. Quinet. Est-il bien certain que Viviane ait été le premier amour de Merlin ? Nous ne demandons pas mieux que de le croire ; cependant il y a toujours eu dans cet amour un je ne sais quoi qui indiquait que Merlin n’avait plus la fleur de son âme. On pourrait le soupçonner, et de nombreux documens historiques semblent appuyer ce soupçon, d’avoir eu tout jeune un commerce trop prolongé avec une grave matrone romaine d’un âge respectable, qui lui donna cette expérience prématurée de la vie qui le distingua de si bonne heure, et qui insinua dans son âme quelques gouttes de ces philtres puissans qu’avaient employés Canidie et Symétha. Elle avait vu de magnifiques et pompeux spectacles, et à force de l’en entretenir, elle lui en donna peut-être le goût. De là son amour pour les spectacles extérieurs, pour les pompes de la vie sociale, pour les raffinemens de la vie urbaine, et son éloignement pour la vie simple et la nature. Cette corruption civilisée, qu’il avait respirée de trop bonne heure, suffirait à expliquer les destinées malencontreuses de son amour pour Viviane, et cette rupture si prompte dont M. Quinet n’a pas su nous donner la raison. Il y eut donc dès l’origine des causes latentes de divorce entre Viviane et Merlin. En second lieu, est-il vrai que Merlin ait été si fort aimé de Viviane ? Pour ma part, je n’en crois rien, et je suis sur ce point plutôt de l’avis de la vieille légende que de l’avis de M. Quinet. Suivant la légende, Merlin était un grand enchanteur dont une fée malicieuse résolut de briser la puissance. Il ne lui fut pas difficile d’ensorceler cet enchanteur, qui avait vieilli sur ses grimoires, et qui ne connaissait pas les ruses des fées artificieuses. Séduit par ses coquetteries, Merlin se laissa enfermer tout vivant dans un sépulcre au milieu d’une forêt sauvage. Là, privé de la lumière du ciel, séparé de la vie et de la nature, il se répandait en prières et en blasphèmes, et les passans qui s’arrêtaient pouvaient entendre ses prophéties et les rapporter aux hommes, qui en faisaient leur profit, tout en se moquant de l’imbécile enchanteur et en applaudissant à la criminelle astuce de Viviane. En vérité, cette vieille légende me semble exprimer avec la dernière profondeur les rapports du génie français avec la nature. Nulle part je ne reconnais dans l’histoire de l’amour de Viviane et de Merlin ces caractères de passion qui frappent à première vue dans les rapports des génies des autres peuples avec la nature. N’y cherchez pas cet abandon naïf, cette innocence sensuelle, cette confiance sans arrière-pensée, cette fleur du plaisir qui caractérisent l’amour des nymphes et des déesses pour les adolescens de la Grèce ; n’y cherchez pas davantage