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que les enfans des vieillards viennent au monde avec une âme plus mûre que celle des autres enfans. Leur esprit est entouré de langes charnels moins épais, les cloisons physiques des sens l’emprisonnent moins étroitement. Leur âme est moins aveugle et moins pesante, et porte en elle quelque chose d’exquis comme un fruit savoureux, et de subtil comme un rayon. Tel fut Merlin et tel fut aussi le génie français. La semence génératrice d’où il est sorti est le dernier résultat de la distillation séculaire de civilisations et de doctrines morales qui elles-mêmes étaient filles de vieux parens. Et voilà pourquoi Merlin est venu au monde avec la science infuse, voilà pourquoi le génie français a toujours su toutes choses sans les avoir jamais apprises. En naissant, il portait, enveloppés dans son âme, les secrets de plusieurs civilisations ; aussi la vérité de la doctrine de Platon sur la réminiscence de l’âme et l’existence antérieure a-t-elle été démontrée par lui jusqu’à la dernière évidence. Ainsi s’expliquent sa facilité d’assimilation et sa rapidité de conception. Il n’apprend si vite que parce qu’il a su autrefois ce qu’il veut apprendre, il n’invente si rapidement que parce qu’il se souvient. Toutes les choses sont pour lui comme une leçon oubliée que sa mémoire rapprend sans effort.

Il eût été vraiment dommage de laisser sans éducation un enfant qui montrait des dispositions si heureuses, qu’il comprenait également bien le langage des bruyères fleuries qui croissaient autour des dolmens celtiques, et celui des trèfles à trois feuilles qui lui envoyaient, au nom du christianisme, le selam de la croix. Son cœur ne savait auquel de ces langages il devait croire, et il en était rempli d’inquiétude et de mélancolie. Aussi sa mère alarmée crut-elle sage de l’envoyer en classe chez le professeur le plus voisin. Le temps, qui détruit toutes choses, a détruit la gloire de ce professeur, et peu de gens aujourd’hui le connaissent : il s’appelait Taliesin. À cette époque, il n’était plus ce qu’il avait été dans d’autres temps ; l’âge l’avait mûri et désenchanté. Dans sa jeunesse, il avait accompagné aux combats les chefs celtiques, et l’on dit qu’alors il s’était trop épris des enivremens fiévreux des batailles, et qu’il avait trop aimé à chanter les flots de sang rouge jaillissant des blessures et les chairs écrasées sous les sabots des chevaux. Ses chants avaient exprimé avec une frénésie sauvage et comme délirante l’ardeur du massacre, la joie du meurtre et les cruelles voluptés de l’invective ; mais à l’époque où Merlin le connut, il n’était plus le même qui avait chanté les exploits du chef Urien et qui avait foulé les cadavres à Argoed-Loueven, un champ de bataille dont le nom peut-être vous est inconnu. Le christianisme avait blessé son cœur plus profondément que n’aurait pu le faire la lance de l’envahisseur étranger.