dans ses pires momens ; son cœur n’avouera jamais les paroles injurieuses de ses lèvres, sa raison ne cherchera jamais à justifier les actions criminelles de sa main. Quand il sera méchant, ce sera toujours involontairement, jamais de parti-pris et avec une préméditation froide. Ce qu’il fera de mauvais, il n’aura jamais voulu le faire ; ce qu’il dira d’impur, il n’y croira jamais au fond de sa conscience, et dans les plus tristes jours de sa vie il justifiera cette parole du cynique Chamfort : « Le Français est le seul être dont l’esprit puisse être corrompu sans que le cœur soit atteint. »
L’enfant vint au monde, sans bruit, sans gémissemens, obscurément, dans un coin du cloître ; mais quel ne fut pas l’étonnement de sa mère, qui n’osait pas même lui présenter le sein, lorsqu’elle entendit l’enfant lui dire d’une voix d’homme : « Mère, ne pleurez pas, je vous consolerai ! » Son étonnement redoubla lorsqu’elle le vit, échappé de ses langes, marcher à grands pas un livre à la main : « Qui t’a appris à lire, Merlin ? — Je le savais avant de naître. » Avec de telles dispositions, il n’est pas étonnant que Merlin se soit senti tout enfant l’ambition de devenir un enchanteur. C’était en effet le meilleur moyen de concilier les deux âmes qu’il portait en lui et de consoler sa mère de n’avoir mis au monde ni un prince ni un saint. Être enchanteur, c’est-à-dire pratiquer l’art des sortiléges, commander aux choses d’ici-bas par des formules magiques, avoir en sa possession les philtres qui font aimer, qui font dormir, qui font mourir ; remplir de songes les cerveaux des dormeurs et d’illusions les yeux des hommes éveillés, savoir les paroles qui transportent les montagnes et les cœurs, se faire suivre des populations ensorcelées par la puissance des incantations, — quelle vocation glorieuse, et y avait-il un meilleur moyen pour Merlin de concilier ses deux natures ? Il pourra utiliser au profit de Dieu les secrets du diable, mettre le plus d’ingrédiens divins qu’il pourra dans la nauséabonde chaudière où les sorcières de l’intérêt et du vice font bouillir la cuisine politique des nations. Merlin fut donc bien inspiré le jour où, frappant du pied la terre devant son père et sa mère étonnés, il dit résolument : « Moi, je veux être enchanteur. » C’était en effet la meilleure profession qu’il pût exercer en ce monde ; s’il n’avait pas choisi celle-là, le dualisme qui était en lui n’aurait jamais été réconcilié, et il ne lui restait que la ressource de se faire sorcier, métier profitable, mais bien bas et bien laid, ou la ressource de se faire moine, ce qui est bien beau, mais bien monotone aussi, et à la longue bien stérile.
J’espère que vous comprenez aisément les emblèmes contenus dans ce premier épisode. Le génie français, comme Merlin, est venu au monde avec le don de la parole ; il savait lire avant même d’être né. En réalité, il n’a jamais connu les limbes de l’enfance. On dit