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cœur qui ne peut se tromper, l’intuition rapide qui fait reconnaître celui qu’on doit aimer. Cette crédulité a dépassé la sagesse des sages et la science des savans ; autrefois les rêveurs seuls la bénissaient, parce qu’elle avait peuplé le monde de visions enchantées et d’êtres merveilleux ; aujourd’hui les sages la bénissent pour toutes les vérités qu’elle a sauvées de l’oubli, et qui ont pu traverser les âges grâce à l’incorruptible enveloppe de poésie dont elle les a recouvertes. Loin de sourire du témoignage des légendes, nous serions plutôt tenté parfois aujourd’hui de désirer que toute l’histoire fût écrite en légendes ; elle serait plus vraie, et surtout elle serait plus amusante et moins plate. À son tour, la critique moderne a constaté scientifiquement ce que l’instinct populaire avait deviné et pressenti. L’âme, vieillie, mûrie par une longue expérience de la vie, s’est plu à méditer sur les rêveries de son enfance, et à repasser dans sa mémoire ses innombrables combats, ses espérances infinies, ses déceptions, ses luttes, toutes les vicissitudes de son existence. Elle s’est jugée avec une impartialité sévère, a cherché la raison de tous ses actes, a comparé ce qu’elle avait désiré à ce qu’elle a obtenu, ce qu’elle a fait à ce qu’elle avait voulu faire, et elle s’est aperçue que, sans le savoir ni le vouloir, elle avait vécu de deux existences, dont la meilleure n’était pas celle qu’elle pouvait raconter. Alors elle a été amenée à soupçonner la présence d’un élément idéal dans ses actions, et par suite la coexistence simultanée et la marche parallèle de deux histoires, l’une grossièrement extérieure, l’autre invisible à l’œil charnel, et cependant principe et être de la première. Dès qu’elle eut ressenti ce soupçon, elle s’appliqua avec patience, avec sagacité, avec prudence, à rechercher dans les monumens, dans les vestiges de sa longue existence, les marques de cet élément divin qui se dérobait aux sens, à suivre dans l’enchaînement de sa propre biographie l’enchaînement de cette histoire idéale. C’est ainsi que naquit la critique moderne ; c’est ainsi que l’âme humaine vieillie se trouva d’accord avec les instincts de sa jeunesse, et fut amenée à reconnaître dans les légendes les fragmens authentiques de cette histoire qu’elle cherchait. La légende primitive et la critique moderne, qui parlent deux langages si différens, expriment au fond la même pensée, et sont nées l’une et l’autre de la même immortelle préoccupation.

Merlin l’Enchanteur est donc un essai d’histoire idéale sortie de la double inspiration de la légende et de la critique. Nul mieux que M. Quinet, qui est à la fois poète et critique, ne pouvait se charger de cette tentative, car chez lui ce mélange du poète et du critique est en quelque sorte indissoluble. Les deux hommes qui sont en lui ont les mêmes goûts, les mêmes préférences, et les sujets que le