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rieures, et, selon le langage indien, appartenant à la même caste. Quelquefois plusieurs troupeaux se rencontrent et cheminent ensemble vers l’étang ou dans la direction de la forêt aux heures du bain ou de la sieste. Ils se traitent fort civilement les uns les autres et marchent pêle-mêle, comme s’ils formaient une seule famille. Les indigènes n’ont jamais vu de combats entre les troupeaux, et certes, si de pareils duels étaient fréquens, ils laisseraient des traces ; mais qu’il survienne le moindre incident, qu’un bruit suspect se fasse entendre : aussitôt chaque bande rallie son chef, prend sa position et se tient en garde, sans permettre qu’aucun étranger s’introduise dans ses rangs. Quand le troupeau est en marche, il est précédé par des éclaireurs ; est-il poursuivi ou menacé d’un danger, le chef exerce le commandement, et il est obéi. Quand le chef est blessé par la balle d’un chasseur, les plus forts de la bande s’approchent de lui, le soutiennent de chaque côté, et l’aident à gagner un asile. Une tendre sollicitude protège les petits, dont il faut réprimer les imprudences et assister la faiblesse. Que dire enfin ? Chaque troupeau est une famille disciplinée, intelligente, bien unie. En outre ces animaux, avec leur force colossale, paraissent très inoffensifs de leur nature ; ils sont d’une timidité extrême : leur premier mouvement est de fuir, dès qu’ils éprouvent quelque inquiétude. De simples palissades suffisent pour les tenir à distance d’un champ cultivé ; ils reculent devant le plus fragile obstacle. L’éléphant, vivant en troupeau, est donc une excellente créature dont on a raison de vanter la douceur et les vertus de famille ; mais il n’en est plus de même de l’éléphant solitaire : celui-ci est la terreur des habitans et le fléau des campagnes. C’est un éléphant qu’un accident a séparé de sa tribu, qui peut-être même a été chassé en punition de ses mauvais instincts, et qui a perdu sa caste, ou bien encore la balle d’un chasseur lui a enlevé sa compagne, et, dans sa sombre douleur, il s’est volontairement exilé du monde. Quelquefois encore c’est un éléphant qui, après avoir été dompté, s’est échappé du service de l’homme et a repris la vie des forêts. Quoi qu’il en soit, ce paria subit jusqu’à la mort l’arrêt de malheur que l’écriture a prononcé contre les êtres qui vivent seuls ; il n’a plus de famille, et s’il osait se présenter devant un troupeau, toutes les trompes se dresseraient contre lui. Repoussé et condamné par les siens, il se venge sur les hommes, ravage les fermes pendant la nuit, écrase et détruit tout ce qu’il rencontre. C’est un animal enragé. On a observé la même particularité chez les buffles de l’Inde, et le docteur Livingstone l’a également constatée, dans ses voyages en Afrique, pour les hippopotames. Les solitaires sont partout les animaux les plus dangereux. Le chasseur de Ceylan, quand saint