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de la propriété. Plus tard, on imagina de justifier cette coutume par la nécessité de prévenir la subdivision trop grande des héritages et le morcellement des terres, les enfans d’une femme étant admis ensemble à recueillir les biens de tous les maris. Ces explications peuvent paraître trop savantes. La polyandrie existe de temps immémorial dans plusieurs autres contrées de l’Asie, où elle n’a pour excuse ni l’obligation d’un service féodal qui éloigne le chef de famille, ni l’intérêt de la propriété. Il n’y a là probablement qu’un raffinement de dépravation que favorise, en matière de promiscuité, l’extrême tolérance des mœurs orientales.

Près de Bintenne, sir J. Emerson Tennent a visité les ruines de l’étang de Horra-Borra. Cet étang avait près de dix milles de long sur quatre ou cinq milles de large, et ses revêtemens en forte maçonnerie mesuraient soixante pieds de haut. Quel immense travail ! La région septentrionale de Ceylan, qui n’est arrosée ni par les pluies régulières des moussons ni par les torrens des montagnes, était couverte de ces lacs artificiels, creusés sous les anciennes dynasties. Le poème national, le Mahœwanso, a immortalisé les noms des souverains qui ont consacré leurs richesses à ces grands ouvrages d’utilité publique pour assurer la subsistance et l’indépendance du peuple. Pourquoi ne point réparer ces ruines ? C’est la pensée de sir J. Emerson Tennent, pensée qu’il exprime énergiquement et comme un reproche adressé à l’égoïsme de la conquête européenne. On a pris à Ceylan ses épices et ses perles ; on a planté à profusion le café sur ses montagnes et le cocotier sur ses rivages ; on lui a demandé sans relâche tout ce qui pouvait enrichir l’étranger : il serait juste maintenant de lui rendre ses lacs, ses canaux, ses champs de riz, et l’Angleterre ne ferait que servir ses propres intérêts en suivant l’exemple des anciens rois, qui avaient un tel souci du bien-être de leurs sujets. Je traduis ici les impressions et même les expressions du voyageur anglais. Sir J. Emerson Tennent ne se contente pas d’admirer et de décrire les ruines ; le sentiment des choses grandes et utiles respire à chaque page de son récit. Cela n’ôte rien à l’intérêt des détails, qui charmeront l’archéologue ou le moraliste, et c’est par là seulement que vivent les bons livres.

Au-delà de Bintenne s’étend le pays des Veddahs, tribus à demi sauvages qui paraissent descendre de la race primitive de l’île. On suppose que les Veddahs sont les restes des Yakkos, refoulés il y a plus de deux mille ans dans les forêts et dans les montagnes par les premiers conquérans, et l’on retrouve parmi eux le langage, les mœurs et les coutumes attribués par le Mahawanso aux indigènes de Ceylan. Ce sont de misérables peuplades, vivant de chasse ou de pêche, habitant de pauvres huttes, parfois même perchées sur les