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maîtres, Vörösmarty et Petoefi, ne s’étaient pas trompés. Si la douleur nationale n’avait pas été profondément sentie, si une espérance opiniâtre n’avait pas été plus forte que l’oppression pendant les onze années qui viennent de s’écouler, le vainqueur serait-il contraint aujourd’hui de traiter avec les vaincus ? Ce sentiment national qui a éclaté sous maintes formes, cette alliance de races séparées naguère par des haines si ardentes, l’union même des catholiques avec les protestans et leur émulation de patriotisme, tous ces symptômes, dont la littérature hongroise peut revendiquer une bonne part, ont fini par frapper le gouvernement autrichien. L’empereur François-Joseph ne peut plus douter qu’il n’y ait là un peuple digne de vivre, un peuple loyal, généreux, ennemi des entreprises démagogiques, mais bien résolu à revendiquer ses droits. Le cabinet de Vienne semble disposé à supprimer le système de centralisation oppressive établi par le prince Schwarzenberg ; il promet de rendre à la Hongrie ses lois, ses coutumes, ses institutions civiles et politiques. Quelques doutes sur l’efficacité de ces mesures sont permis, quand on voit les hommes les plus modérés de la Hongrie entraînés aujourd’hui par l’unanimité de l’opinion nationale. Le mouvement qui s’est produit dans la nation hongroise ne s’arrêtera pas devant des demi-mesures. L’Autriche, on l’a dit ici même avec une raison hardie, l’Autriche est une sorte de Turquie chrétienne : comme la Turquie gouverne des peuples dont le plus grand nombre n’est pas de race turque, l’Autriche domine des nations dont la majorité n’est pas de race allemande ; comme la Turquie, l’Autriche fait des promesses, annonce des réformes, et, soit impuissance, soit duplicité, elle résiste aux conseils, et fait mentir les écrivains qui comptaient sur sa régénération. Si ces ressemblances sont vraies, et il en est encore d’autres, pourquoi donc la Hongrie, la Bohême, ne seraient-elles pas un jour vis-à-vis de l’empire d’Autriche ce que sont la Servie, la Moldavie, la Valachie vis-à-vis de l’empire ottoman ? Ce sont là les secrets de l’avenir ; une chose du moins est certaine, et nos études sur la littérature magyare nous confirment de plus en plus dans cette pensée : c’est qu’un immense désir s’est emparé de tous les enfans de la nation hongroise, que le temps des compromis est passé, que les descendans de Mathias Corvin veulent une autonomie non-seulement distincte, mais indépendante, qu’ils aiment mieux disparaître comme nation que traîner une existence mensongère, et que le poète Michel Vörösmarty est le fidèle interprète des aspirations d’un peuple entier, quand il s’écrie : « Au nom de mille années de souffrance, nous demandons à vivre ou à mourir ! »


SAINT-RENE TAILLANDIER.