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prince, — dit un historien du XVIIIe siècle très partial pour la cause de l’Autriche, — ce prince est presque le seul chef de parti à qui l’intérêt général n’ait pas servi de prétexte pour soutenir des intérêts particuliers… Élevé à l’école du malheur, il fut l’ami de ses semblables, le compagnon de ses soldats. Son courage était à l’épreuve des revers, sa modestie à l’épreuve des prospérités. Il avait refusé des couronnes pour être libre de venger sa patrie, et il aimait mieux être citoyen à Presbourg que roi à Varsovie. Il avait de grands talens pour l’art des négociations, de plus grands pour celui de la guerre. Patriote enthousiaste, il fermait les yeux sur les traités qui avaient livré la Hongrie à la maison d’Autriche, et se rappelait seulement que les empereurs avaient passé les bornes prescrites à leur puissance par ces traités mêmes. Il fut le Gustave de la Hongrie ; persécuté, proscrit, brave, entreprenant comme le héros suédois, il ne fut pas heureux comme lui… La nouvelle de sa mort rassura la maison d’Autriche[1]. » Voilà l’homme qu’on se rappelle aux sons de cette merveilleuse musique ; mais surtout ce qu’on y voit, c’est l’image de la Hongrie tout entière, c’est la Hongrie qui pleure dans les mélodies plaintives, et qui se lève, irritée, dans les notes retentissantes de la marche de Rákóczy.

Un écrivain qui mérite d’être distingué dans ce bataillon de poètes dont nous parlions tout à l’heure, M. Charles Bérecz, a écrit aussi une pièce datée de 1851 sur la marche de Rákóczy, et nous y retrouvons encore l’impression extraordinaire de cet hymne magique : « Ne joue pas, bohémien, ne joue pas ainsi parmi nous la marche de Rákóczy ! Mon cœur se fend, mon cœur éclate lorsque j’entends la chanson hongroise, lorsque j’entends retentir la marche. Ah ! brise-le plutôt, ce violon qui sanglote, et va l’ensevelir dans la Puszta. Pourquoi le garder encore ? Il ne peut plus que désoler nos âmes. » Le mouvement est beau, les vers sont bien sentis ; ce n’est pas ainsi pourtant qu’il faut parler à la Hongrie de nos jours. Nous dirons au contraire aux poètes dignes de ce nom : Chantez l’air national tout entier, chantez les notes plaintives et les notes éclatantes ! Continuez la tradition de Vörösmarty et de Petoefi, entretenez au fond des cœurs et la souffrance salutaire et l’espérance indomptable. Empêchez qu’on n’oublie, empêchez aussi qu’on ne se résigne. C’est pour avoir obéi à cette inspiration que Jean Garay, à notre avis, occupe le premier rang parmi les écrivains qui ont succédé aux deux maîtres de la poésie hongroise.

La situation présente de la Hongrie montre bien que ces deux

  1. Histoire générale de Hongrie depuis la première invasion des Huns jusqu’à nos jours, par M. de Sacy, censeur royal ; Paris 1778.