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té écrits, rien qui atteste la douleur et les espérances d’une nation ; on croirait qu’un printemps éternel fait germer les gazons de la lande, et que les poètes n’ont qu’à chanter pour bercer des tribus heureuses. Ce n’est pas ainsi que le pauvre Garay avait compris sa tâche.

Le prodigieux accroissement qu’a pris la littérature poétique des Hongrois rend ces avertissemens plus nécessaires que jamais. Les faiseurs de vers, ces chansonniers du printemps et de la lune si vigoureusement bafoués par Petoefi, se comptent aujourd’hui par centaines. M. Kertbény a publié une anthologie intitulée : Album de cent poètes hongrois, et il est encore plus de cent vingt chanteurs qui n’ont pu trouver place dans ce recueil. Il y a parmi eux des hommes de tout rang et de toute classe : seize prêtres catholiques, quatre pasteurs protestans, sept hommes d’état, dix magnats, onze officiers, sept avocats, trois médecins, quinze employés de l’administration, deux bibliothécaires, vingt-neuf professeurs, vingt et un journalistes. M, Kertbény étale ce relevé avec une sorte d’orgueil patriotique. Hélas ! nous sommes bien loin de partager sa joie : cette fécondité banale nous semble un inquiétant symptôme. En France, au XVIe siècle, quand parurent les poètes de la pléiade (ce rapprochement n’est peut-être pas hors de propos, puisque notre Ronsard était d’origine hongroise), on vit pulluler autour d’eux le troupeau des imitateurs, et le bon Etienne Pasquier, si peu sévère pourtant en fait de poésie, écrivait cette curieuse page : « En bonne foi, on ne vit jamais une telle foison de poètes. Je crains qu’à la longue le peuple ne s’en lasse. Mais c’est un vice qui nous est propre que, soudain que voyons quelque chose succéder heureusement à quelqu’un, chacun veut être de la partie… Notre France, du temps du roi Charles septième, eut une fille nommée Jeanne la Pucelle, laquelle, poussée d’une inspiration divine, se présenta au roi comme déléguée de Dieu pour rétablir son royaume ; ce qui lui succéda si à propos que, depuis son arrivée, toutes les affaires de France allèrent de bien en mieux, jusqu’à ce que finalement les Anglais furent totalement exterminés. Pendant ce temps se trouvèrent deux ou trois affronteuses qui se firent prêcher par Paris comme étant aussi envoyées des cieux à même effet que la Pucelle. Toutefois, en peu de temps, leur imposture fut halenée, et se tourna tout leur feu inopinément en fumée… Autant en est-il advenu à notre poésie française, en laquelle… chacun s’est fait accroire à part soi qu’il aurait même part au gâteau[1]. » Etienne Pasquier, en écrivant cette lettre à Ronsard, l’envoyait à l’adresse de quelques dizaines de rimailleurs ;

  1. Lettres d’Etienne Pasquier, livre Ier, lettre VIII.