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C’est que le livre dont elle parcourt les feuillets contient de grandes choses : elle lisait la chronique funéraire de la famille des Zrinyi.

« Elle lisait l’histoire de son aïeul, Miklos[1], qui défendit si héroïquement la forteresse de Sziget. Sziget ! c’est là que notre patrie laissa périr le plus grand de ses héros, l’homme qui avait jeté vingt mille Turcs dans la tombe avant d’y descendre lui-même, couvert d’une gloire immortelle.

« Si glorieux qu’ait été son trépas, il est mort victime cependant, victime de la jalousie au cœur mesquin, victime de l’envie, depuis si longtemps attachée à ses pas ; c’est l’envie, c’est la jalousie haineuse de ses rivaux qui l’accabla enfin sous son poids infernal.

« Elle lisait ensuite l’histoire de son grand-père George, héritier de toutes les vertus de Miklos, héritier aussi des envieux, des ennemis, qui avaient causé sa perte. Sa renommée militaire, sa parole si franche et si hardie inspiraient partout la crainte dans le camp de Wallenstein.

« C’est pour cela que Wallenstein à Prague lui servit un brillant festin où les mets avaient été choisis, … choisis non pas en vue de la joie. Les Allemands trinquaient en chantant, le vin du Rhin coulait à flots. Ce fut le dernier repas auquel assista George Zrinyi.

« Elle lisait encore la vie de son cousin, du second Miklos, la glorieuse carrière du grand héros, du grand poète, qui, vainqueur au conseil par sa prudence, vainqueur dans la bataille par son épée, fut vainqueur aussi dans deux pays par la puissance du chant.

« Et cet homme que des rois et le pape lui-même tenaient en grande estime, un Montecuculli l’enveloppa dans un réseau d’intrigues ! Est-ce un sanglier qui l’a tué ? est-ce l’envie perfide et lâche qui a creusé sa tombe ? On l’ignore ; … mais son sang innocent crie encore vers le ciel.

« Elle lisait encore, — et son sang se glaçait dans ses veines, — elle lisait l’histoire de Pierre Zrinyi, son père, … elle le voyait lever l’étendard de l’insurrection, et, condamné à Vienne par la haute cour, tomber sous la main du bourreau.

« Avec Pierre, elle voyait tomber sur le même échafaud son oncle maternel, le hardi Frangepan ; elle pleurait des larmes amères et maudissait le jour effroyable qui d’un seul coup avait fait subir à sa maison de si profondes atteintes.

« Puis elle lisait l’histoire de Rákóczy, son premier époux, et, feuilletant le livre de son âme dans l’amertume de ses souvenirs, elle y trouvait des rêves d’espérance, des songes de grandeur et de gloire ; elle revoyait en imagination le port où tendaient ses désirs… Le port ! ce devait être un tombeau.

« Ce cortège lugubre ne finira-t-il pas ? Sombre livre, qui caches tant de funèbres images, es-tu donc un cercueil ? Le cortège n’est pas fini, la race des Zrinyi n’est pas encore éteinte, le livre aux clous pesans réclame toute sa proie.

« La noble dame de Munkács poursuivit sa lecture, et elle y vit à chaque ligne sa maison plus près de sa perte ; elle y vit le portrait effroyablement fidèle de son second mari, pareil à une mer tumultueuse que fouette le vent d’orage.

«

  1. Miklos, Nicolas.