Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme un cortège funèbre, et dans les yeux de l’humanité on verra des larmes de douleur.

« A ta patrie, ô Hongrois, demeure éternellement fidèle ! Elle te nourrit aujourd’hui ; quand la mort te frappera, elle te couvrira de son gazon touffu.

« Il n’est pour toi nul autre asile dans l’univers immense ! Que ta destinée sur ce sol soit bénie ou maudite, c’est ici qu’il faut vivre, ici qu’il faut mourir. »


C’est ainsi que Vörösmarty s’adressait à ses compatriotes en des vers datés de 1836. À cet ardent amour du sol natal, à cet espoir invincible dans les destinées futures de la Hongrie, il ne craignait pas de mêler par instans des paroles sinistres, des plaintes désespérées, comme pour aiguillonner l’esprit magyar et entretenir la colère au fond des cœurs. Telle est la pièce intitulée l’Homme sans patrie. Dans un désert, au milieu des ronces, au bord des précipices, marche un homme vêtu de deuil ; à voir ses traits bouleversés, on dirait qu’un orage intérieur l’entraîne à l’aventure.


« O frère (lui dit le poète), toi qui t’en vas par ces routes désolées, qui es-tu ? Fils de la douleur, quelle malédiction t’a frappé ? — Ah ! laisse-moi errer dans ces landes, répond le voyageur. Errer sans repos, tel est mon sort. Ces déserts, qui te semblent affreux, sont moins désolés que mon âme.

— Tu étais riche peut-être, un mauvais destin t’a réduit à l’indigence ? — Riche ! Oui, j’ai connu le bonheur que donne la richesse, et je sais maintenant les amertumes de la misère, mais le malheur qui m’accable est plus terrible que celui-là. — Sans doute, tu avais un ami, une maîtresse ; ils t’ont trahi tous les deux ? — Non, grâce à Dieu, je n’ai point ressenti ces tortures de l’enfer ; ceux qui m’aimaient ne m’ont pas trahi ; tous sont morts fidèles à leur foi. — Ils sont morts ? Ces larmes qui mouillent tes yeux, elles coulent donc pour une épouse, pour un enfant bien-aimé que t’a ravi le tombeau ?

— J’ai perdu tout ce que j’aimais ; mais un cœur viril sait supporter bien des pertes et triompher de la mort. — Qu’est-ce donc qui t’accable ainsi ? La honte peut-être ? Le déshonneur a souillé ton nom… — Un stigmate de honte est gravé dans mes armoiries, mais c’est pour mon pays que j’ai une tache à mon nom, et ma souillure m’est chère. — Alors, tu es un banni, un proscrit ; en échange de tes loyaux services, ton pays t’a chassé ? — Non, le proscrit, dans sa douleur, possède encore une patrie, son peuple vit et prospère ; moi, le peuple auquel j’appartiens est mort, ma patrie est détruite, et jamais elle ne refleurira plus. Le poids qui m’écrase est composé de plusieurs millions de souffrances, car mon âme est errante dans le tombeau d’une nation. »


Certes, si les Magyars eussent été disposés à oublier les désastres de leur pays, de telles pages auraient empêché les cœurs de s’engourdir. Entretenir la souffrance avec l’espoir, la souffrance la plus cruelle, la plus désespérée en apparence, avec l’espoir le plus enthousiaste