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qu’il ne reste que des citoyens tous égaux, tous semblables. Cela pourrait devenir vrai, si le parti libéral s’accoutumait à le penser ; mais, Dieu merci, cela encore est fort exagéré. Peut-être n’y a-t-il plus en effet chez nous les élémens d’une pairie héréditaire, peut-être la perpétuité du pouvoir doit-elle rester dans notre pays le privilège exclusif de la couronne ; mais, à défaut de situations héréditaires, il y a encore en France des situations personnelles ; à défaut de classes tout à fait distinctes, il y a encore parmi nous des hommes dont la fortune est faite et des hommes dont la fortune est à faire, des savans et des ignorans, des supérieurs et des inférieurs, de grandes existences en petit nombre et de petites existences en grand nombre, des poids et des contre-poids naturels qu’il est fort possible d’utiliser. Il y a encore en France de nombreux élémens de conservation que l’on peut grouper très naturellement pour les faire intervenir dans la création d’un pouvoir modérateur en grande et légitime-autorité dans le pays. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les moyens de donner à la liberté de fortes assises, c’est la volonté d’être libres. L’inertie des esprits et des volontés, tel est aujourd’hui notre vrai mal. Le pays semble ne plus penser à rien, ne plus se soucier de rien. Que les pessimistes ne se pressent pas trop cependant de désespérer ! Nolite flere, non est mortuus, sed dormit. Les instincts libéraux de la nation ont déjà passé par une semblable période de sommeil, et ils se sont réveillés. Ces tristes défaillances de l’esprit public ont pour cause dans notre pays la terreur que le parti révolutionnaire inspire aux âmes honnêtes et faibles, terreur exagérée que la réflexion et l’expérience d’autres dangers réduisent avec le temps à une juste mesure. En 1848, les amis de l’ordre désarmés n’ont eu qu’à s’unir pour avoir raison du parti révolutionnaire. Ce que leur union a pu, par sa seule vertu, sans lois protectrices, sans gouvernement établi, elle le peut, à bien plus forte raison, appuyée sur des institutions défensives. Que tous ceux qui veulent à la fois la monarchie et la liberté soient unis, et le parti révolutionnaire ne sera plus à craindre que par ses séductions. Lorsque le peuple français sera rentré en possession de toutes ses libertés, il sera constamment appelé à choisir entre deux sortes d’amis, — des amis fermes et véridiques, prompts à l’avertir et à le retenir dans ses écarts, et des amis complaisans et flatteurs, empressés à le pousser sur sa pente : des Washington et des Jefferson. De son choix dépendra son avenir.


CORNELIX DE WITT.