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l’état ; mais cette restriction de pouvoir était contraire aux vues du souverain, et elle ne passa point dans la loi. L’exercice de la police judiciaire fut attribué aux préfets dans toute son étendue, et les préfets n’en furent pas moins laissés soigneusement en dehors de la classe des officiers de police judiciaire, afin de n’être pas subordonnés comme eux au procureur-général. Il y a plus : les préfets n’ayant pas la qualité légale d’officiers de police judiciaire, leur autorité n’a point été renfermée dans les limites étroites en dehors desquelles les officiers de police judiciaire sont incompétens ; elle peut donc s’étendre au-delà des cas de flagrant délit ; ils sont maîtres de livrer aux tribunaux les auteurs de tout crime ou de tout délit, quel qu’il soit ; le code d’instruction criminelle laisse à leur pouvoir cette latitude. Ce n’est pas tout. La jurisprudence ne s’est pas contentée de laisser aux préfets des droits qui dépassent si largement les droits de tous les officiers de police judiciaire ; elle a par voie de conséquence assimilé leurs attributions à celles des juges d’instruction. Un récent arrêt des chambres réunies de la cour de cassation, relatif à une saisie de correspondances opérée par le préfet de police, a décidé que les préfets ont le droit de faire tout acte d’instruction tendant à la manifestation de la vérité, et notamment de procéder, comme le juge, à des perquisitions et saisies, tant au domicile du prévenu que partout ailleurs. Il en résulte que les préfets pourraient, le cas échéant, faire usage contre les prévenus, comme le juge d’instruction, du mandat de dépôt, pour lequel le code n’exige aucune formalité ; ils seraient ainsi libres de les détenir préventivement jusqu’au jour où ils les enverraient devant leurs juges. Avec un tel système, les préfets, agens révocables du pouvoir exécutif, étrangers à toutes les traditions judiciaires, pourraient exercer une autorité qui a été refusée aux procureurs impériaux, quoique les procureurs impériaux, associés à la magistrature, donnassent de tout autres garanties. Ils auraient dès lors le pouvoir de prendre la place du juge inamovible qui semblait être seul investi de la pleine confiance du législateur, et si le juge refusait d’être le complaisant exécuteur de leurs injonctions, ils seraient maîtres de passer outre et se suffiraient à eux-mêmes. La liberté individuelle serait donc, par voie d’interprétation, livrée à la discrétion des préfets, et à l’aide de la détention préventive, qui dépendrait de leur volonté, les lettres de cachet, soixante-dix ans après l’assemblée constituante de 1789, pourraient être ressuscitées. Les dernières garanties qui restent aux citoyens sont, il est vrai, celles d’un bon vouloir dont on s’est rarement départi ; mais qu’est-ce que le bon vouloir, sinon le plus proche voisin du bon plaisir ? Les meilleures intentions ne valent pas souvent les moindres garanties.