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les autres points. La plaine comprend ainsi une surface de près de 6,000 hectares, dont deux tiers d’excellent terrain, et l’autre, véritable foyer d’infection, enlève presque toute capacité de travail à la population qui devrait cultiver le reste. Ce champ, jusqu’à présent maudit, n’en recèle pas moins une richesse très considérable : c’est une couche de tourbe de 6 ou 7 mètres d’épaisseur, et dont l’étendue, calculée sur des sondages imparfaits, contient une puissance calorifique équivalente à celle de 60 millions de tonnes de houille, c’est-à-dire du décuple de l’extraction annuelle de toutes les mines de France réunies. Un habitant du Havre intelligent et riche a prétendu mettre en valeur ce gisement si bien placé pour alimenter la navigation à vapeur de la Seine et l’industrie du bassin qui s’étend de Louviers à la mer[1] : il recule avec raison devant les charges d’une entreprise prématurée, certaine aujourd’hui de succomber sous deux ennemis mortels, l’insalubrité du théâtre d’opérations et la fabuleuse cherté des transports au milieu de terres limoneuses presque toujours humides. Depuis Henri IV, des milliers de navigateurs ont côtoyé le Marais-Vernier sans se douter de son existence, et sans entendre le gémissement monotone qui s’exhale du sein de cette campagne dolente. De temps en temps, on s’est souvenu de ce malade abandonné ; mais on n’a soupesé le fardeau de l’entreprise d’assainissement que pour le laisser retomber. Ce serait le tour de notre siècle calculateur d’être humain par spéculation. Nous possédons à deux pas du Havre, à trois de Rouen, sur un rivage qui réunit tous les avantages de la navigation fluviale à tous ceux de la navigation maritime, un territoire mieux doué par la nature qu’aucun de ceux qu’ait fécondés la Hollande ; nous proclamons avec éclat la nécessité d’assurer à nos districts manufacturiers, à nos établissemens maritimes, le bon marché des subsistances, et nous laissons incultes, au milieu des plus peuplés d’entre eux, des terres qu’un peu de bonne volonté transformerait en immenses jardins !

La plaine du Marais-Vernier est inhabitée, et, sur les 60 kilomètres carrés de superficie qu’elle occupe, il n’existe point de chemins.

  1. Les échantillons que j’ai vus de la tourbe du Marais-Vernier m’ont paru assez grossiers ; mais je n’entends pas dire par là qu’en cherchant plus bas ou plus loin on n’en trouvât pas de meilleure. Même avec cette réserve, cette tourbe ne pourra jamais, en raison de sa porosité et de l’encombrement qui en est la conséquence, être transportée fort loin. Le bas prix auquel, avec un autre système de communications, elle arriverait à Quillebeuf et se répandrait de là sur la partie des rives de la Seine que vivifient les courans alternatifs des marées, compenserait largement cet inconvénient. Le principal obstacle au remplacement de la houille par la tourbe dans les bateaux à vapeur et les usines de la contrée est peut-être dans la nécessité de changer la forme et la capacité. des fourneaux, et de plier les ouvriers à d’autres habitudes.