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contournées la plume qui a rédigé les notes de ce grand livre, ces notes si vives, si lumineuses, où se déploie avec tant d’aisance l’érudition littéraire la plus riche, où brille un si vif sentiment de l’antique poésie ? Quand on voit ce puissant esprit céder à des passions misérables et y compromettre son talent, il est impossible de ne pas se rappeler le jugement que Schiller portait sur lui il y a plus d’un demi-siècle : « Je crains, écrivait le noble poète à son ami Koerner le 6 août 1797, je crains que malgré tous ses talens et son infatigable activité, il ne produise jamais rien de grand dans sa science. Il y a chez lui une sécheresse de sentiment qui, pour les sujets qu’il traite, est le pire des défauts. C’est un esprit nu et tranchant qui prétend insolemment avoir mesuré la nature (la nature incommensurable, la nature toujours vénérable et insondable sur tous les points), et qui, avec une outrecuidance qui me passe, prend pour mesure ses formules, c’est-à-dire le plus souvent des mots vides de sens, et constamment au moins des conceptions étroites. En un mot, il me fait l’effet d’un organe trop grossier et d’un esprit trop borné pour le sujet qui l’occupe. Il n’a point d’imagination, il lui manque donc, à mon avis, la faculté la plus nécessaire pour sa science, — car il faut que la nature soit observée et sentie dans ses manifestations les plus particulières comme dans ses lois les plus hautes. Alexandre impose à bien des gens et gagne beaucoup en général à être comparé avec son frère, parce qu’il sait se faire valoir. Pour moi, au point de vue du mérite absolu, il m’est impossible de les mettre en balance ; Guillaume à mes yeux est bien autrement digne de respect. » Certes, quand Schiller a prédit qu’Alexandre de Humboldt ne ferait jamais rien de grand dans sa science, il s’est trompé et gravement trompé ; qui oserait affirmer pourtant aujourd’hui que la première impression du poète fût absolument fausse ?

Je serais curieux de savoir si Mlle Ludmila Assing est satisfaite du succès de sa publication. À Berlin, par toute la Prusse, dans l’Allemagne entière, le scandale a été grand. Il y a bien des lecteurs irrités, il y en a qui se frottent les mains, il en est d’autres qui ont ressenti une affliction sincère. C’est de ce côté que sont nos sympathies. Un des symptômes les plus significatifs de l’effet que ce livre a produit, c’est la joie triomphante de la Gazette de la Croix. « Il est donc enfin démasqué ! » s’écrient les ténébreux docteurs du méthodisme. Un autre symptôme encore, c’est le contentement peu dissimulé des feuilles autrichiennes. « La voilà, disent-ils, cette Prusse si fière, si dédaigneuse, qui se prétend la tête de l’Allemagne, la voilà peinte et jugée par l’homme qui la connaissait le mieux ! » Elles s’en réjouissent comme d’un échec à la gloire de Humboldt, comme d’un échec aussi au prestige libéral de la Prusse. Les organes