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rement jugée par les uns, si violemment attaquée par les autres. Création d’intérêt universel avant tout, elle est devenue, par le fait des circonstances, une heureuse combinaison d’intérêt local. Organisée comme une affaire privée, elle a dû à ces mêmes circonstances d’être le point de départ de plusieurs solutions politiques. Si elle n’a pas produit depuis tout ce qu’elle devait produire, c’est qu’elle a rencontré dès le premier jour des préventions aveugles d’autant plus obstinées qu’elles n’avaient aucune raison d’être. On m’a reproché d’avoir donné à la France le patronage moral du canal de Nicaragua, comme si un Français devait s’adresser à l’Angleterre ou aux États-Unis, pour se faire protéger. On oubliait d’ailleurs que je subissais la loi impérieuse des attractions qui faisaient ma force, et que c’est au nom de la France, désirée et appelée, que l’Amérique centrale a repoussé le joug américain. En réalité, la convention de Rivas est restée fidèle, dans toutes ses dispositions, aux principes d’universalité et de neutralité qui l’ont inspirée. Seulement, trouvant à vingt jours de nos côtes une merveilleuse région qui pourrait devenir pour nos marchés l’équivalent de l’Australie pour l’Angleterre et de la Californie pour les États-Unis, et fournir de plus à notre commerce et à notre industrie d’inépuisables élémens d’échange, je n’ai pas cru qu’on devait négliger cette occasion unique de doubler en dix ans le mouvement de notre commerce extérieur. J’ai pensé qu’un pays qui allait chercher des débouchés douteux jusqu’en Chine, au prix des plus grands sacrifices et d’une lourde responsabilité morale, ne devait pas hésiter à se jeter dans une colonie plus belle que l’Inde, située presque à ses portes, qui produit tout ce dont il a besoin et qui a besoin de tout ce qu’il produit. J’ai pensé que notre marine commerciale, si avide de matières premières, serait heureuse de s’assurer un fret de retour de coton, de café, de sucre, de guano, de tabac, d’indigo, de caoutchouc, de cacao, de. bois de teinture et d’ébénisterie, sans avoir à courir l’aventure d’une législation arbitraire, et sans sortir, financièrement parlant, du territoire national. Une simple prise de possession du canal suffirait pour obtenir ces grands résultats. L’avenir, un avenir prochain, dira si j’avais trop présumé du génie de mon temps. Dieu veuille que dans un siècle qui doit tout à l’initiative individuelle, cette initiative puisse se faire écouter quand elle apporte à son pays une si miraculeuse avance de la fortune !


FELIX BELLY.