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de Shakspeare, de Molière, de Sterne (Tristram Shandy), de Swift (Gulliver), de Goldsmith [the Vicar of Wakefield), inspirations toutes littéraires, nous le montrent élevant pour ainsi dire la vignette aux dimensions du tableau. Dans cette carrière, il marcha presque le premier, il est resté l’un des plus éminens ; Maclise, qui l’a continué, surpassé peut-être, lui doit beaucoup. Les préraphaélites, qui sans doute le dédaignent, ne sont pas entièrement affranchis de son influence. Ils peignent autrement, avec des vues plus hautes, des prétentions bien supérieures ; mais les succès même de Leslie les avertissent qu’il savait choisir les sujets les plus populaires, et ils ne refusent pas de l’imiter en ceci ; n’en pourrait-on pas dire autant de quelques-uns des novateurs systématiques de ce côté du détroit ?

Le pinceau de Leslie avait la grâce et l’esprit requis pour le genre d’œuvres auquel il l’avait voué. M. Tom Taylor, son biographe et son admirateur, n’a aucune peine à mettre en relief ces qualités incontestables. En revanche, et nous ne saurions trop l’en louer, — car il faut du courage pour atténuer de propos délibéré l’homme dont on raconte la vie, — M. Taylor ne dissimule aucun des défauts saillans qui retinrent Leslie au second rang. Nous avons entendu les aveux sincères de Leslie lui-même, confessant qu’il ne possédait pas les instincts du coloriste, don de nature que l’art ne remplace jamais. Il y suppléa, — c’est toujours ce qu’on remarque dans les talens incomplets, — par sa docilité à écouter les conseils des hommes chez qui lui semblaient abonder ces aptitudes naturelles dont il se sentait privé. Newton et Constable exercèrent sur lui une influence décisive. C’est pour ainsi dire sous la dictée du premier qu’il peignit son Sancho chez la duchesse[1]. Les conseils et les leçons du second se retrouvent dans le chef-d’œuvre du peintre, arrivé dès 1838 à sa seconde manière, un Don Quichotte à la table du duc. Peu à peu cependant, comme il advient de tout ce qui est procédé d’emprunt, l’imitation de Constable conduisit Leslie à l’abus des tons blanchâtres et crayeux (chalkyness), de même que, s’inspirant aussi des Hooghes et des Terburg, il employa trop fréquemment les tons éclatans du vermillon,

  1. Celui qui est à Petworth, car il existe au moins deux et peut-être trois répliques de ce sujet, qui avait singulièrement plu aux amateurs anglais. Une de ces copies faisait partie de la collection Vernon ; une autre avait été peinte pour Samuel Rogers, le banquier-poète. Collerci, en 1855, fut vendue aux enchères, avec la précieuse collection, dont elle faisait partie, et monta jusqu’à la somme de 1,150 guinées 28,750 francs, au grand scandale d’un amateur de province, qui, s’extasiant, disait à un inconnu placé près de lui : « God gracious me ! miséricorde ! onze cent cinquante guinées pour un Leslie… Pareille chose n’est-elle pas incroyable ?… — Monstrueuse, monsieur, dites monstrueuse !… » lui répondit ce voisin avec l’accent le plus convaincu. Or c’était Leslie lui-même, qui rentra chez lui, riant encore aux éclats de cette plaisante rencontre.