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l’Arioste et libre de tous les soucis qui eussent pesé sur lui sans cette généreuse amitié. C’était un homme d’esprit que ce savant. Il exprimait son opinion sur la Henriade de Voltaire en disant que personne ici-bas ne l’avait pu lire d’un bout à l’autre sans mourir d’ennui. — Pardon, lui répondit Walter Scott, je l’ai lue aussi, moi qui vous parle,… et je vis encore… Il est vrai, ajouta-t-il, que dans ma jeunesse je lisais toute chose, sans exception.

Parmi les traits de caractère que cite Leslie, et où se peint la belle âme du grand écrivain, il en est que nous ne voulons pas oublier : Walter Scott posait ; un orage vient à éclater ; il se lève aussitôt, et s’excusant envers le peintre dont il retarde ainsi la besogne : — Je vous quitte, lui dit-il, lady Scott a peur du tonnerre. — Un vieux domestique qui le servait depuis seize ans (Tom Purdey) était alors dans un état de santé qui faisait prévoir sa fin comme très prochaine. Walter Scott pria instamment Leslie de dessiner pour lui la figure de ce brave homme, qu’il entourait des soins les plus affectueux. — Un des résidens d’Abbotsford était un jeune ecclésiastique qu’une surdité irrémédiable semblait condamner à n’avoir jamais d’emploi. On ne pouvait se faire entendre de lui qu’au moyen d’un cornet. Walter Scott ne manquait jamais de le placer à table immédiatement auprès de lui, et si quelque passage de la conversation lui semblait devoir l’intéresser, il le lui transmettait à l’aide de cette espèce de porte-voix. Le peintre Newton, qui, voyageant alors en Écosse, était venu rejoindre à Abbotsford son ami Leslie, lui faisant un jour remarquer cette manœuvre : — Tenez, lui dit-il, voyez Scott qui glisse son aumône dans le tronc de M… !

Ce n’est pas le seul mot que nous ait conservé le zèle attentif et respectueux du bon Leslie. On voit qu’il les notait avec un soin, une déférence exemplaires. Il y en a de Samuel Rogers, il y en a de Chantrey, il y en a de Sydney Smith, l’un des maîtres du genre. Il faut, pour bien goûter ceux-ci, se rappeler tout ce qu’on sait de ce prêtre bien nourri, bon vivant, gros et gras, qui traitait si lestement non pas sa profession, mais ses collègues[1]. Une discussion s’étant élevée dans le sein du clergé attaché à l’église Saint-Paul sur l’avantage qu’il y aurait et la difficulté qu’on rencontrerait à paver en bois le pourtour de cette cathédrale : — Ne voilà-t-il pas un grand embarras ! s’écria Sydney Smith ; nos évêques n’ont qu’à nous fournir leurs têtes,… et tout sera dit[2] ! Un autre jour, chez lord Lyndhurst, alors grand chancelier d’Angleterre, — autant vaut dire ministre des cultes, — on vint à parler des sutties indiennes ; Smith,

  1. Voyez, sur Sydney Smith, la Revue du 15 octobre 1844.
  2. Blockhead, tête de bois ; on sait ce qu’en anglais signifie cette expression.