Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/846

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Waterloo Bridge, qu’on eût dit peinte avec de l’or et de l’argent en fusion. Turner vint plusieurs fois examiner le travail de Constable, qui s’étudiait à rehausser encore l’effet de son brillant paysage en empâtant de vermillon et de laque les barques pavoisées dont il avait couvert la Tamise. Après avoir longtemps embrassé du même regard les deux toiles juxtaposées, Turner alla chercher sa palette, revint devant son tableau, et, justement au milieu de sa mer brumeuse, déposa une petite plaque de rouge de plomb à peu près de la dimension d’un shilling ; puis il s’en alla sans prononcer une parole. L’intensité du rouge qu’il venait d’employer, augmentée encore par le ton généralement froid de la toile si étrangement décorée, fit immédiatement pâlir toutes les splendeurs du tableau voisin. « J’arrivais juste en ce moment, dit Leslie. — : Turner était ici tout à l’heure, me dit Constable, et voyez le coup de canon qu’il vient de tirer ! — Il y avait sur le mur en face une grande machine de Jones, représentant Shadrach, Meshach et Abdenego dans la fournaise ardente. — C’est un charbon de la fournaise, ajouta Cooper, qui a sauté de la toile de Jones sur les flots de Turner et les a incendiés. — Le grand homme cependant ne reparut pas de trente-six heures. Au bout de ce temps, il revint, et, dans les dernières minutes du temps qui nous était alloué pour nos retouches, il transforma en une bouée l’espèce de cachet écarlate qu’il avait mis sur sa toile. »

M. Ruskin, dont, ici même, les doctrines en matière d’art ont été tout récemment analysées et discutées[1], a parlé en termes très pathétiques de l’abandon au sein duquel est mort l’artiste éminent dont il était l’admirateur enthousiaste. Il a représenté Turner « isolé de toute société, d’abord par le travail, puis par la maladie ; poursuivi jusqu’au tombeau par la malice des critiques de bas aloi et la jalousie d’émulés désespérés ; réduit enfin à mourir sous un toit étranger. » Leslie repousse en termes assez vifs ce que ces imputations peuvent avoir d’exagéré. « Si Turner est mort dans l’isolement, dit-il, c’est qu’il l’a bien voulu. Nul chevet n’eût été plus entouré que le sien, s’il n’avait soigneusement caché à ses amis le lieu de sa résidence habituelle. On l’invitait sans cesse à diner[2] ; jamais il ne répondait, se réservant de paraître ou non à la table où on lui faisait place, selon que sa fantaisie l’y poussait où l’en éloignait. Un homme si riche, avancé en âge, devait avoir bon nombre de courtisans et de flatteurs intéressés, etc. »

  1. Voyez la Revue du {{1er juillet dernier.
  2. Ses lettres lui étaient adressées à son domicile officiel Queen Anne street où il n’habita jamais, mais d’où elles lui étaient fidèlement transmises.