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suis aussi libéral que mon ami Arago, disait Humboldt avant 1848. Il l’était au moins dans ses entretiens intimes avec lui, sauf à tenir un langage tout différent à l’ambassadeur de France. Était-ce duplicité ? Non, certes ; c’était simplement le travail multiple d’un esprit accoutumé à embrasser tous les aspects des choses. Sincère dans son libéralisme, il était sincère aussi dans ses appréhensions. On comprendra qu’à un tel homme Arago ait pu écrire ces lignes tout au moins singulières sous sa plume en 1834 : « J’apprends avec chagrin que tu n’es pas content de ta santé. La mienne est détestable, et je m’en inquiète peu. Tout ce que je vois journellement dans ce bas monde de bassesse, de servilité, d’ignobles passions, me fait envisager avec sang-froid les événemens dont les hommes se préoccupent le plus. » A côté de ces exagérations qui trahissent une injuste colère, une ambition désappointée, il est curieux de placer une lettre écrite quatorze ans plus tard, au milieu des orages de 1848. Le contraste est piquant et instructif. Si la révolution de 1830 avait été pour le savant républicain une source de déceptions, la république de février lui réservait de bien plus cruels déboires. Arago parlait tout à l’heure du dégoût que lui inspiraient les bassesses de 1834, dégoût assez profond pour lui faire envisager la mort avec indifférence ; n’a-t-il pas éprouvé des sentimens bien plus pénibles encore pendant ces trois siècles de pouvoir que lui a donnés la chute de Louis-Philippe ? Ce n’est plus de spleen qu’il est question ici ; il y a quelque chose de navrant dans cette supplique d’un tel homme qui, après de si sérieux services rendus à la société en péril, après tant d’efforts pour maintenir l’ordre, pour sauver la liberté, pour vaincre la démagogie, est obligé de demander grâce à l’opinion des hommes d’élite, non-seulement pour son fils, mais pour lui-même :


« Paris, ce 3 juin 1848.

« Mon cher et illustre ami,

« Mon fils est parti ces jours derniers pour Berlin en qualité de ministre plénipotentiaire. Il est parti animé des meilleurs sentimens, d’idées de paix et de conciliation des plus décidées. Et voilà qu’aujourd’hui votre chargé d’affaires s’est rendu chez notre ministre des affaires étrangères pour lui rendre compte des inquiétudes que la mission de mon fils a excitées dans votre cabinet et parmi la population berlinoise. Me voilà bien récompensé, en vérité, des efforts que j’ai faits, depuis mon arrivée au pouvoir, pour maintenir la concorde entre les deux gouvernemens, pour éloigner tout prétexte de guerre ! A qui persuadera-t-on qu’animé des sentimens dont je fais publiquement profession, j’aurais consenti à laisser investir Emmanuel d’une mission diplomatique importante, s’il avait été en désaccord avec moi, s’il appartenait à une secte socialiste hideuse, au communisme, car, j’ai honte de le dire, les accusations ont été jusque-là ? Au reste, j’en appelle à l’avenir…