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le but qu’il s’était proposé. Il a reculé devant la pensée de tracer un tableau général de cette vaste et féconde catastrophe, il s’est contenté modestement d’en exposer quelques épisodes, et cependant (il nous le dit dans sa préface) il a voulu qu’en lisant ces épisodes le lecteur eut présent à l’esprit le tableau général et l’ensemble de la dissolution de l’empire. Pour cela, il fallait que les épisodes choisis n’eussent rien de trop anecdotique, de trop individuel, qu’ils n’eussent pas une existence trop distincte, et ne pussent jamais se séparer, dans l’esprit du lecteur, d’un vaste ensemble historique qu’on devait sentir sous chaque ligne, sous chaque détail. Il fallait en outre que ces épisodes pussent se rattacher et se relier étroitement les uns aux autres, de manière à permettre de suivre la marche croissante de la catastrophe générale. L’auteur a donc choisi quelques-uns des épisodes les plus caractéristiques de l’histoire romaine entre l’assassinat de Majorien par Ricinier et la défaite d’Odoacre par Théodoric. Chacun de ces récits, qui ne porte que sur un point de l’espace, fait comprendre cependant ce qui se passait au même moment sur toute l’étendue de l’univers romain. Le voyage de Sidoine Apollinaire à Rome nous explique l’état de la société lettrée et cultivée à la veille de la catastrophe. La peinture de l’état lamentable de la Norique pendant l’inondation barbare nous fait sentir les souffrances de toutes les autres provinces, et nous donne en abrégé l’histoire de la dissolution générale des grands corps romains. D’autres encore, tels que l’expédition contre Genséric, illuminent, comme la flamme d’un incendie, le vaste tableau des deux empires, et nous font assister simultanément à la double histoire de l’Orient et de l’Occident. Le livre est donc excellemment composé, et répond à merveille à la pensée de l’auteur ; chacun de ces récits existe par lui-même et peut se lire séparément ; tous, réunis par un lien chronologique, peuvent tenir lieu d’une histoire générale.

Ces réflexions se pressent dans l’esprit pendant cette lecture instructive, abondante en détails et en quelque sorte suggestive. Nul autre livre ne permet aussi bien au lecteur de s’expliquer comment se sont produites l’invasion barbare et la chute de l’empire. Il n’y a pas là de coups de théâtre, de grandes machines dramatiques, de catastrophes surnaturelles ; l’invasion se fait pour ainsi dire jour par jour, heure par heure, et la chute de l’empire apparaît comme la chose du monde la plus naturelle et la plus inévitable. On voit les infiltrations barbares miner lentement le sol romain ; nulle furie, nulle audace forcenée, nulle irrésistible agression chez ces barbares : ce qui étonne au contraire, c’est en quelque sorte leur inertie et leur passivité. On les repousse sur un point, ils s’éloignent, mais les lieux de leur passage portent la marque de leurs campemens et de leurs déprédations inévitables. À peine le désastre est-il réparé, qu’ils sont là de nouveau. Peu à peu on s’habitue à eux ; on emploie leurs forces pour la guerre, pour l’intrigue, pour la vengeance, pour la trahison politique ; peu à peu ils enserrent le monde romain, qui les a pris à son service, qui a bientôt besoin d’eux, et qui enfin ne peut plus s’en passer. Leurs chefs commandent les armées romaines, portent les titres de patrice, récompense des services rendus, et lorsque s’ouvrent les récits de M. Thierry, on voit le monde gouverné par trois barbares qui font et défont les empereurs : Ricimer en Italie, Aspar