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Cette propension lui inspira de la répugnance pour le monde, et lui fit rechercher dans un âge précoce cette compagnie fidèle, familière et respectueuse qui se trouve toujours auprès de nous sans nous importuner, qui garde le silence sans se plaindre, qui nous entretient sans nous lasser, qui enfin nous avertit de nos fautes, nous fait remarquer toutes nos imperfections et nos faiblesses sans nous mécontenter et nous déplaire, je veux dire la compagnie des livres. Boileau, Montesquieu, Voltaire, mais non Jean-Jacques, furent les premiers auteurs qui lui révélèrent que le temps passé dans la solitude n’est pas celui qui pèse le plus, et la même sensibilité qui lui avait fait chercher le succès auprès des autres l’amena à se replier sur elle-même, à cultiver ces dons naturels qui peuvent nous placer toujours au-dessus des événemens, quand même ils ne parviennent pas à les diriger. Tranquille et satisfaite au milieu de ses livres, elle avait réussi, en sacrifiant toute parure, à en rassembler jusqu’à neuf cents, chiffre considérable pour l’époque et le pays, et elle ne se trouvait malheureuse qu’aux heures où elle était obligée de quitter sa bibliothèque. Ce goût pour les lettres fit d’abord sa fortune, puis sa consolation. La grande-duchesse Catherine s’intéressa à elle et l’honora de son estime. « En retour, dit la princesse, elle m’inspira un enthousiasme et un dévouement qui me jetèrent dans une sphère d’action à laquelle, dans ce temps, je ne songeais guère, et qui exercèrent sur le reste de ma vie une certaine influence. Je ne craindrai pas d’affirmer qu’à ce moment il n’y avait pas deux femmes dans l’empire, excepté la grande-duchesse et moi, occupées le moins du monde de lectures sérieuses. De là entre nous une attraction mutuelle, et quand ses manières charmantes étaient irrésistibles pour ceux à qui elle voulait plaire, quel ne devait pas être leur effet sur une jeune créature comme moi, à peine âgée de quinze ans et si disposée à en subir le pouvoir ? »

À seize ans, elle épousa un jeune officier aux gardes, le prince Dachkof. Ce mariage la rapprocha de la cour, et par conséquent de sa chère grande-duchesse. « L’impératrice habitait le palais de Peterhof, où une fois par semaine la grande-duchesse avait la permission de voir son fils, le grand-duc Paul. En revenant de faire cette visite, elle avait l’habitude de nous inviter à l’accompagner jusque chez elle pour y passer le reste de la soirée. Quand ces réunions ne pouvaient avoir lieu, elle m’écrivait pour m’en prévenir, et telle fut la source d’une correspondance intime et confidentielle continuée après son départ de la campagne, et qui fortifia encore un dévouement auquel il n’y avait pas d’autres limites que mon amour pour mon mari et mes enfans. »

Cet entraînement lui inspira, au risque de porter sa tête sur l’échafaud, l’idée du coup d’état qui éleva Catherine au trône. Dès qu’elle apprit, en décembre 1761, que la fille de Pierre Ier n’avait plus que quelques heures à vivre, quoique gravement indisposée elle-même dans ce moment, elle se rendit à minuit chez la grande-duchesse. « Celle-ci, raconte-t-elle, qui savait que j’étais souffrante et qui ne pensait guère que je voulusse m’exposer au froid d’une nuit si rigoureuse, put à peine en croire ses oreilles quand elle m’entendit annoncer. — Pour l’amour de Dieu ! s’écria-t-elle, si réellement elle est ici, qu’on la fasse entrer tout de suite. — Je la trouvai au lit ; mais