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lumière, voyons si l’égalité ainsi conçue a toutes les conséquences suspectes qu’on est si prompt à lui attribuer. C’est en France et dans les pays qui ont le même état social, comme la Belgique et la Suisse, que s’est réalisé de la manière la plus près d’être complète le régime de l’égalité, ou ce qu’il faut appeler avec Tocqueville la démocratie moderne. Or, malgré les déclamations de pure théorie, on ne ferait pas renoncer aisément quiconque a goûté de la sociabilité française aux formes qu’elle affecte, aux rapports dont elle se compose, aux lois et aux opinions qui la règlent. Tout le monde est content de notre ordre civil, et ne conçoit guère une autre existence que celle qu’il nous fait aujourd’hui. Les relations de famille, celles des individus entre eux, tout ce qui concerne la vie privée, la vie des affaires, la vie du travail, est réglé par des principes et des habitudes qui nous paraissent les plus conformes à la nature, et nul ne se plaint pour son compte personnel de ce grand acte d’émancipation de 1789, parce qu’il a rompu les mailles du réseau qui l’enfermait dans sa condition. À consulter l’expérience et le sentiment, la société française est bonne en elle-même, et ce n’est que quand elle raisonne qu’elle trouve à redire à sa nature. Au fond, elle n’échangerait son lot contre celui d’aucune société de l’Europe.

Est-ce à dire qu’aucune plainte ne soit fondée, qu’aucune critique ne soit plausible ? Non assurément, mais il faut remarquer d’abord que ce sont les relations de l’ordre politique et non de l’ordre social qui ont donné lieu aux grandes difficultés, aux mécontentemens, aux collisions. Il n’est pas sûr que la question du meilleur gouvernement ou seulement du gouvernement durable pour la société démocratique des temps modernes soit résolue, et l’avenir recèle plus d’un problème redoutable. Je ne conteste pas qu’une société réformée sur le principe de l’égalité ne soit assez difficile à gouverner, surtout avec d’anciennes formes politiques, originaires d’un autre état social ; mais les sociétés ne sont pas faites pour les gouvernemens, c’est le contraire, et la question est de savoir quel mal l’égalité fait aux unes, non quelles difficultés elle suscite aux autres. Ce mal que nous cherchons serait-il exprimé par les deux mots de cette allégation banale : « Tout s’abaisse ? » Voyons où est l’abaissement ; encore une fois, je ne parle pas politique. Qu’est-ce donc qui s’abaisse depuis cinquante ans ? Évidemment ce n’est pas la première de nos vertus nationales, la valeur militaire. Ce n’est pas davantage la richesse, le travail, l’industrie. Les arts peuvent prêter à la critique mais ils valent bien ce qu’ils valaient il y a cent ans. Quant à la littérature, ce siècle est-il un déclin ? Il n’est pas un déclin pour l’histoire, la poésie, la philosophie, et quant à l’éloquence proprement dite, je doute que Bossuet et Rousseau eussent effacé ceux