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la fortune, aux prérogatives légales ou usurpées du rang ou de l’autorité, on a opposé les droits du mérite, et c’était, sans la nommer, sacrifier à l’égalité. De Juvénal à Despréaux, la poésie, sans songer à mal, en a appelé des distinctions sociales aux distinctions naturelles. Notre satirique lui-même tourne autour de la notion philosophique de l’égalité primitive :

Que maudit soit le jour où cette vanité
Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !
Dans ce temps bienheureux du monde en son enfance,
Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence,
Chacun vivait content, et sous d’égales lois
Le mérite y faisait la noblesse et les rois.


Les exemples abondent pour prouver que ce n’est nullement la littérature avant-courrière de la révolution, mais la littérature de tous les temps, qui a propagé des idées qu’aucuns trouveraient aujourd’hui anti-sociales. Citons une preuve des plus innocentes et des plus concluantes. Dom Calmet, le théologien modeste qui a commenté la Bible avec tant de savoir et de simplicité, a écrit une dissertation sur la noblesse de Lorraine, et il la commence par ces mots : « Tous les hommes sont créés libres et égaux ; la différence des conditions ne vient que de la fantaisie, de la vanité, de la cupidité ou de la violence des hommes. » Rousseau eût-il autrement parlé ? Ce n’était pas cependant dom Calmet que Voltaire avait fait lire à Nanine, lorsqu’elle disait, en quittant son livre :

L’auteur prétend que les hommes sont frères,
Nés tous égaux ; mais ce sont des chimères,
Je ne puis croire à cette égalité.


Et la pièce était faite pour la prouver tout aussi bien que l’hémistiche déclamatoire : Les mortels sont égaux.

On me fera bien la grâce de supposer que je ne rappelle point ces passages, pris au hasard, pour relever un lieu-commun qui, dans son expression absolue, manque d’exactitude et prête à de graves erreurs. Je ne tiens qu’à montrer qu’il renferme un fonds de vérité qui saisit naturellement l’esprit et persuade sans examen ; il est une de ces choses qui n’ont besoin que d’être dites pour être crues ; mais les termes n’en ont pas moins besoin d’être révisés, l’idée doit être ramenée à plus de précision pour être juste, car les hommes sont fort loin de naître égaux en tout sens. Il y a une inégalité naturelle, et il est impossible qu’elle soit absolument sans conséquences. Il résulte nécessairement de certaines inégalités de fait une différence dans le rôle social des individus, dans la mesure de protection ou de restriction que réclame leur activité. La loi ne peut é