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c’est de rencontrer souvent la même misanthropie chez ceux qui se tiennent pour les victorieux. On y compte un bon nombre de satisfaits pessimistes. Combien n’en connaissez-vous pas de ces heureux mélancoliques qui, pour justifier leurs variations, se rejettent sur les maladies de notre époque, s’en prennent au pays de la nécessité où il les a mis d’adorer la fortune, et confessent humblement que c’est pour expier les péchés politiques de leur jeunesse qu’ils sont devenus les favoris de la puissance ! Pressés de réparer leurs torts envers le principe de l’autorité, ils pensent, en cherchant ce qu’ils appellent les honneurs, s’immoler au raffermissement de la hiérarchie sociale. Par là du moins ils résistent à l’esprit niveleur de notre époque. Quand tout déchoit, il faut leur savoir gré de consentir à s’élever. Rien n’est plus commun et quelquefois plus plaisant que de les entendre exposer le mal profond qui dévore la société contemporaine tout en se vantant de la sauver, prédire sa perte et la condamner à périr sans retour dès qu’ils ne seront plus là. Point de limite au bien qu’ils lui font et au mal qu’ils en pensent. L’état désespéré du malade fait la gloire du médecin. Ce concert de plaintes et d’accusations a gagné jusqu’aux indifférens, qui vont répétant sur parole l’oraison funèbre d’une société toute vivante, tandis que cette société, dont la richesse est immense, l’activité incomparable, ne peut se remuer sans ébranler le monde et le tient en éveil au moindre bruit de ses armes.

Il y a là un contraste étrange, une question énigmatique qui mériterait peu l’examen, si, comme on serait tenté de le croire, ce mécontentement de soi-même s’exhalait en vaines paroles et se passait en conversations. Dans l’ordre des choses matérielles, dans la société considérée au point de vue économique, pour tout ce qui est force et prospérité, rien de grave ne se manifeste, et le monde a beau se plaindre, il marche ; mais dans le domaine de l’intelligence, par conséquent dans l’ordre moral, par conséquent aussi dans l’ordre politique, de tristes effets ont pu se produire. Ce n’est pas impunément qu’une société qui a été remuée par les idées renoncerait à ses idées. Après s’être volontairement transformée, elle ne peut impunément déplorer sa transformation. D’un tel changement, il ne peut résulter que scepticisme en matière de principes et découragement dans la politique. Aussi dit-on que ces signes de vieillesse ont paru.

Le scepticisme est surtout de notre ressort. Nous sommes plus à l’aise pour le décrire et pour le combattre. C’est notre vieil ennemi, et jamais sans dépit ni sans regret nous ne voyons la littérature, cette expression nécessaire de l’esprit du temps, retomber dans les frivolités ou les écarts qui favorisent et propagent le doute sur tous les principes et sur tous les droits. Aussi notre gratitude et notre