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et c’est ce qui lui donne cet air aventureux et romanesque qui est resté le cachet de son individualité morale.

Tout le monde a lu Don Quichotte, et tout le monde a voulu l’interpréter en y cherchant un sens mystérieux. C’est l’histoire de l’Espagne écrite par un patriote de génie qui transporte dans le domaine de l’idéal les saisissantes réalités de son temps. Le brave et chimérique chevalier est le type du héros qui se couvre d’une gloire inutile, qui cherche fortune dans un monde tout d’illusions, rencontre moins de princesses à délivrer que de horions, et finit par revenir au logis délabré et moulu. Cervantes peignait son pays. L’âme de l’Espagne du XVIe siècle offre réellement un spectacle tragique, plein de contrastes et de luttes. Par inclination de tempérament et d’héroïsme, par l’inquiétude d’une, virilité exubérante et belliqueuse, le peuple espagnol cède évidemment par instans à la fascination ; il se laisse surprendre par l’attrait des grandeurs chimériques, et en même temps par une certaine sève de raison et de sens, par un certain instinct de la réalité, il résiste ; il sent le vide des illusions et regimbe contre ce rôle de chevalier errant de toutes les aventures. Dédoublez ce génie étrange, vous aurez les deux personnages de Cervantes, don Quichotte et Sancho Pança, représentations également vraies des deux instincts qui se sont disputé l’âme espagnole. Don Quichotte, ce sera le capitaine des tercios allant combattre sur tous les champs de bataille de l’Europe. Sancho Pança, ce sera ce paysan que Charles-Quint rencontra un jour qu’il s’était égaré en chassant dans les montagnes du Pardo près de Madrid. L’empereur, sans être connu, questionna le bonhomme et lui demanda combien de rois il avait vus. « Je suis vieux, dit le paysan, j’ai connu cinq rois. J’ai vu d’abord le roi don Juan et son fils don Henri, puis le roi don Ferdinand et Philippe, et ce Charles que nous avons maintenant. — Et, par votre vie, reprit l’empereur, quel a été le meilleur, quel a été le plus mauvais ? — Le meilleur, répondit le vieux, il y a peu de doute, c’est le roi don Ferdinand ; le plus mauvais, je n’en dis pas plus, mais celui-ci l’est assez ; il nous tient toujours inquiets, il est toujours en Italie, en Allemagne ou en Flandre, laissant femme et enfans et emportant tout l’argent de l’Espagne. Avec ses revenus et les grands trésors, qui lui viennent des Indes, qui suffiraient à conquérir mille mondes, il n’est pas content ; il faut qu’il accable d’impôts les pauvres laboureurs qu’il ruine… Plût à Dieu qu’il se contentât d’être seulement roi d’Espagne ! » Naïve et curieuse expression du sentiment populaire contemporain qui avait fait explosion dans la guerre des comuneros et qui survivait dans la masse de la nation, même quand il ne pouvait plus changer le cours de la politique.