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de ces deux genres artificiellement rapprochés. La critique a mainte fois fait ressortir la fausseté du roman historique ; mais qu’est-ce que cette fausseté à côté de celle qui distingue le roman esthétique ? « J’ai lu Corinne à deux reprises, disait un jour devant nous une femme d’esprit, et cependant je puis dire que je ne l’ai lu qu’une seule fois. Lorsque j’ai voulu lire le roman, j’ai passé par-dessus toutes les descriptions et toutes les réflexions de l’auteur ; plus tard, j’ai lu ces descriptions, et j’ai laissé le roman de côté. » Ces paroles indiquent l’écueil véritable de ces sortes de livres, et il n’y a pas à s’étonner qu’Hawthorne, ayant rencontré les mêmes obstacles que Mme  de Staël, ne les ait pas mieux évités.

En règle générale, ce genre n’est supportable que lorsque la sensation esthétique est le sujet même du récit, comme dans le Don Juan d’Hoffmann. L’œuvre d’art qui produit cette sensation n’est plus simplement un modèle de beauté livré à une admiration passive, elle subit un avatar fantastique, et devient en quelque sorte un personnage vivant qui sollicite notre tendresse ou notre pitié. L’âme de l’œuvre par le distinctement à l’oreille du spectateur, le spectateur lui répond, et ce double dialogue engendre l’hallucination poétique, l’illusion de la réalité. Dans ce cas particulier, la sensation produite par une œuvre d’art doit avoir perdu, absolument perdu ce qui caractérise généralement ces sortes de sensations ; elle ne doit avoir rien de critique. L’admiration intelligente n’y suffit pas, il y faut la passion, c’est-à-dire l’abandon et l’oubli de soi. C’est dire que la sensation doit être assez forte pour dépasser les limites ordinaires où s’arrêtent les émotions même les plus extrêmes de l’art, et rejoindre les sensations les plus exceptionnelles, les plus poignantes, les plus ardentes de la vie. Il faut que cette œuvre ait ébranlé tout votre être, vous ait rempli d’amour comme une femme, de haine comme un ennemi, de terreur comme une fatalité persécutrice. Si les impressions ressenties ne sont pas capables d’accomplir de tels miracles, que viennent-elles faire dans le roman ? Je ne connais pas de déceptions plus cruelles que celles que vous ménagent les histoires à prétentions esthétiques. Vous sortez pour accompagner deux amans dans leur promenade, comptant bien qu’ils vont causer de leur amour et vous associer à leur ivresse ; point du tout, ils vous mènent devant un arc de triomphe et se mettent à prendre des notes comme des Anglais en voyage. Vous suivez une femme qui se rend au confessionnal ; l’auteur vous arrête respectueusement à la porte, et vous prie de lire, en attendant le retour de la belle pénitente, une notice historique pleine d’intérêt sur l’église où elle est entrée. Pour tout dire, le lecteur a l’air d’un être indiscret qu’on soupçonne de vouloir se mêler des choses qui ne le regardent pas, et dont on déjoue la curiosité par les conversations les plus générales qu’on peut trouver.