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supérieurs. Gœthe, pendant une période de dix années, entretient avec Schiller un commerce de pensées familières ou sublimes sur les plus grands intérêts de l’art, et, bien qu’il considère la publication de ce recueil de lettres comme une véritable offrande à l’Allemagne et à l’humanité tout entière, c’est seulement dix-neuf années après la mort de son ami qu’il se décide à les mettre au jour. Et quels ménagemens lorsqu’il imprime ces précieuses pages ! Avec quels scrupules il efface les noms propres ! Comme il craint que le vulgaire intérêt des personnalités ne nuise à l’intérêt des grandes questions poétiques ! La publication complète de ces entretiens des deux poètes n’a eu lieu que de nos jours, il y a quatre ans à peine. Les lettres de Gœthe à Knebel, si importantes aussi pour l’histoire de l’art, ont paru en 1851, longtemps après que les deux interlocuteurs avaient quitté la scène. La correspondance si belle, si riche, si profondément humaine, de Schiller et de l’excellent Koerner, n’a été livrée au public allemand qu’en 1847. Il y avait quarante-deux ans qu’elle avait été interrompue par la mort du poète de Guillaume Tell. Dans toutes ces publications, que l’éditeur s’appelle Gœthe, ou que ce soit simplement un lettré, un critique studieux et intelligent, comme M. Guhrauer, on voit régner un même scrupule, à la fois littéraire et moral. Tous les écrivains qui exhument des révélations si intimes attendent que l’attrait d’une curiosité frivole ait disparu ; ils veulent éclairer l’histoire et non agiter les salons. Ici, au contraire, on s’est dit : hâtons-nous, le plus vif intérêt de cette correspondance, ce sont les personnalités. La vraie valeur, celle qui dure, est fort mince dans ces pages du grand homme. Nos contemporains les liront avec surprise, la postérité prochaine les dédaignera. Plus nous tardons, plus notre trésor perd de son prix. Chaque jour qui s’écoule, c’est un lecteur de moins. — C’est ainsi que, Alexandre de Humboldt étant mort à Berlin le 6 mai 1859, ses lettres secrètes à Varnhagen d’Ense ont été publiées dès le mois de février 1860.

On le voit, c’est Humboldt lui-même que nous défendons ici. On a publié dernièrement une note de l’illustre maître, qui, prévoyant sans doute l’abus qu’on pourrait faire un jour de ses moindres écrits, avait protesté d’avance contre la publication non autorisée de ses lettres, refusant ce droit de publication, même après sa mort, soit à ceux qui auraient reçu ces lettres directement de lui-même, soit à ceux qui en seraient devenus détenteurs à un titre quelconque. On prétend aujourd’hui qu’il y avait une exception particulière pour les lettres de sa correspondance avec Varnhagen. Laissons aux gens d’affaires ces querelles de procédure, mais maintenons à la critique le droit de juger les procédés. Que l’exception dont on parle soit