Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est vrai, mais en fin de compte nous nous demandons s’il ne vaudrait pas mieux l’ignorer. Qu’adviendrait-il si tous les hommes possédaient ce don de se pénétrer les uns les autres, ou si seulement ce don fatal était départi à un trop grand nombre d’hommes ? Les rapports des hommes entre eux n’auraient plus aucune sécurité, ni aucune confiance, et la société, qui n’est établie que sur les aveux de l’âme humaine, deviendrait, sinon impossible, au moins très difficile. Ce serait une grande erreur en effet que de croire que la société repose sur des secrets moraux bien profonds et sur des notions métaphysiques très ésotériques ; lois, institutions civiles, gouvernement politique, tout cela repose sur des notions morales très élémentaires et très peu raffinées, très substantielles et très peu profondes, et quiconque veut trop subtiliser les fausse, les pervertit infailliblement, parfois même les dissout. Il n’y a pas de secrets au fond de la société, qui, bien loin d’être établie sur les profondeurs de l’âme, n’est établie positivement que sur ses aveux. Hawthorne n’attaque pas ces aveux, et ne les regarde pas comme une hypocrisie nécessaire, ainsi que l’ont fait tant de grands esprits misanthropiques ; il est trop subtil pour ne pas savoir que ces aveux sont sincères et d’ailleurs parfaitement légitimes, car l’âme n’a jamais fait que les aveux qu’elle pouvait faire sans honte et ceux qui importaient à sa moralité et à son bonheur. Il n’attaque donc aucun de ces aveux devenus faits que nous nommons institutions, mais il les regarde d’un œil indifférent et passe outre ; aussitôt la société tout entière, avec ses coutumes et ses mœurs extérieures, disparaît, et nous assistons au spectacle curieux, mais désespérant, des âmes se mouvant en vertu des motifs d’action égoïstes de leur nature propre, et non plus en vertu des motifs d’action convenus et recommandés par la morale sociale.

Voilà, si je ne me trompe, en quoi consiste l’immoralité des écrits de Hawthorne. Il n’y a rien là qui ressemble à ce que les hommes appellent généralement immoralité. Hawthorne est trop profond pour être immoral dans le sens ordinaire du mot. La profondeur exclut nécessairement l’immoralité, qui est toujours une de ces trois choses : légèreté et frivolité d’esprit et de cœur, parti pris audacieux d’attaque aux sentimens les plus sacrés, préférence volontaire, de libre choix, donnée au vice sur la vertu. La profondeur d’esprit ne peut s’accommoder d’aucune de ces trois choses ; aussi, quand nous parlons de l’immoralité des écrits d’Hawthorne, faut-il entendre ce mot dans le sens très spécial et très exceptionnel que nous lui avons donné. Nos réserves une fois faites, la psychologie pessimiste d’Hawthorne est, malgré tout, un hommage rendu à la nature humaine. Cette psychologie ne donne pas de l’âme une idée grande et noble, mais elle n’en donne pas une idée ignoble et mesquine.