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les fois qu’elle l’octroie aux hommes ; c’est une partie d’elle-même qu’elle abandonne, une parcelle de sa vie qu’elle détache, une force qu’elle se retranche. Un homme d’un vrai talent est dans toute la vérité de l’expression un fils de la vie, un enfant de la nature, dans les veines duquel chante cette musique du sang dont parle un grand dramaturge espagnol, qui retentit à travers toutes les générations d’une même race. Il est identifié par les liens de l’âme et du cœur à ces parens invisibles dont il entend en lui chanter les voix mystérieuses, si bien identifié que, lorsqu’il croit n’expliquer que ses sentimens, il dévoile en réalité les secrets de la vie, et que, lorsqu’il croit n’exposer que ses pensées, il dévoile les mystères de la nature. Le critique qui sait en quoi consiste le vrai talent et quelle est son illustre origine ne saurait donc s’étonner que ce don soit si rare ; aussi, lorsqu’il aperçoit quelque part le rayon merveilleux qui annonce le talent ou le génie, il se hâte d’y courir, car il sait que pénétrer dans l’âme d’un homme de talent, c’est pénétrer dans les retraites de la nature. Il abandonne joyeusement sa férule et ses balances esthétiques, il jette bas sa robe de professeur, et consent à redevenir un moment écolier ignorant et enfant naïf. Il part, non avec la pensée qu’il va remplir une tâche, mais avec la certitude qu’il va éprouver un plaisir et recevoir une leçon. Que vais-je apprendre de nouveau ? se dit-il avant d’entreprendre le voyage, et non pas quel arrêt vais-je prononcer, ou quelle récompense vais-je décerner ? Il sait que pour les hommes réellement doués les arrêts de la justice ordinaire équivalent à l’injustice, et que les seules récompenses qui conviennent à leur mérite, c’est avant tout de les comprendre, et puis, si l’on peut, de les aimer.

C’est une de ces rares fêtes de la critique à laquelle nous a conviés plus d’une fois l’Américain Nathaniel Hawthorne. Avec lui, nous avons affaire à l’un de ces hommes qui ne se soucient pas d’être jugés, qui, je le crois, ne se soucient pas beaucoup plus d’être aimés, mais qui demandent avant tout à être compris et interprétés. Peu lui importe sans doute votre sympathie ou même votre admiration : la grande récompense qu’il réclame de votre justice pour les peines qu’il a prises, pour les labeurs qu’il a accomplis, c’est l’intelligence de ses œuvres. Si vous lui disiez que vous l’admirez, votre louange le trouverait froid et peut-être le laisserait sans réponse, à moins qu’il ne préférât toutefois vous conseiller de garder votre admiration pour les choses vraiment admirables, c’est-à-dire saines, simples et robustes. Si vous lui disiez que vous l’aimez, il vous demanderait probablement du droit de quel malheur ou de quelle infirmité, et par quelle perversité du cœur vous portez affection à des œuvres qui ne racontent que les maladies des sentimens humains, le stoïcisme des âmes désenchantées et vaincues, et qui semblent faites pour vous